Paul Randabel

L’acte de foi

Paul Randabel est mort. Et, avec lui, un peu du Collège du Saint-Esprit. Quand on enterre un de ses maîtres, il n’est jamais facile de trouver des mots pour exprimer son chagrin. Aussi, j’ai préféré fouiller dans mes archives et vous proposer le portrait que je lui avais consacré dans mon livre « L’Odyssée du Sport Mauricien », paru en 2003. Paul venait de prendre sa retraite et, déjà, au Saint-Esprit, trainait son ombre….

Par Jean-François LECKNING

Au collège du Saint-Esprit, rien ne sera jamais plus comme avant. Sur la vaste plaine qui jouxte la cantine, là où, un demi-siècle durant, s’est bâtie la légende des rouge et blanc, plane l’ombre de Paul Randabel. Paul le grand, Paul l’unique.

Pendant quarante-deux ans, il y a traîné sa longue silhouette, chronomètre en main et casquette rouge collé au front. Sur ce terrain où a été entamée la conquête de trente titres intercollèges consécutifs, de 1963 à 1992 – un record invraisemblable – le gourou vénéré a enseigné à plusieurs générations d’élèves bien plus que les préceptes de l’athlétisme. Il leur a transmis le goût de l’effort, le sens du collectif, l’obligation des principes, le culte de l’identité. A bien voir, le sport n’était qu’un prétexte pour le pédagogue Paul Randabel. Il s’en est servi pour initier des gamins à la vie, pour former les hommes de demain.

Il est parti parce que, dit-il, il faut savoir tourner la page : « Quelque part, c’est dur. Il y aura un grand vide. Me réveiller le matin et me dire que je n’ai pas à me rendre au collège, ça va me faire tout drôle. Mes racines, d’ailleurs, sont ici. Mais il faut pourtant se faire une raison. J’ai 65 ans. Dans la vie, il y a une fin à tout », avait-il du reste confié en novembre 2001, quelques jours avant son départ à la retraite.

Certains de ceux qui ont côtoyé Paul Randabel gardent de lui le souvenir d’un homme fascinant, singulier, dévoué. Guyn Chuttoo, 33 ans, ancienne référence du cross-country, raconte comment il lui a appris à apprivoiser l’effort : « Le cross est une des épreuves les plus éreintantes de l’athlétisme. Mais il savait trouver les mots justes pour m’aider à aller au-delà de mes limites. Il m’a fait comprendre qu’il ne fallait pas se battre contre les autres, mais contre soi-même. »

Donner toujours plus. Ce principe, Herbert Couacaud l’a également hérité de son ancien mentor. Capitaine de la glorieuse équipe de la fin des années 60, il avait été, en son temps, le premier athlète mauricien à courir le 400 mètres sous les 50 secondes. Il est aujourd’hui le grand patron du prestigieux groupe hotêlier Beachcomber. « Avec Paul, il fallait toujours se remettre en question, faire preuve d’humilité. C’est un grand monsieur qui m’a beaucoup apporté dans la vie », témoigne-t-il.

Sa première devise, c’était la rigueur, le sérieux. « Un enfant qui n’était pas régulier aux entraînements ne pouvait en aucune façon avoir sa place dans l’équipe du collège, confirme Paul Randabel. Je me souviens d’un ancien champion de Maurice du lancer du disque que j’ai dû priver d’intercollèges pour cette raison. Monsieur pensait que sa sélection était acquise parce qu’il avait cinq mètres d’avance sur les autres. Il fut offusqué d’apprendre que je n’avais pas besoin de ses services. »

Commercial en assurances, Guyn Chuttoo lie sa réussite professionnelle à ses années passées sur les pistes d’athlétisme aux côtés de Paul Randabel : « Je ne suis d’ailleurs pas le seul à avoir profité de son enseignement, dit-il. Quand un ancien athlète du Saint-Esprit postule pour un job, l’employeur sait d’avance qu’il a affaire à un bosseur. Grâce à lui, certains parmi nous sont partis avec un avantage certain dans la vie. »

Michael Glover, qui a été son adjoint pendant dix-sept ans avant de devenir ministre de la Jeunesse et des Sports en 1983, abonde lui aussi dans le même sens : « J’ai beaucoup appris à son contact. Je lui dois une partie de ma réussite. Quand j’ai intégré le staff du Saint-Esprit, j’étais à la fois jeune et fougueux. Il m’a aidé à voir les choses d’une autre façon. Disons qu’il m’a transmis sa sagesse… »

Pour son ami Paul Randabel, qu’il a assisté en 1963, à une époque où les intercollèges étaient encore à ses balbutiements, Mervyn North-Coombes est prêt à tous les excès. Aussi, n’hésite-t-il pas à paraphraser le général Wellington, qui avait affirmé que la bataille de Waterloo avait été remportée sur les terrains de jeux d’Eton : « The Mauritian nation was built on the playing fields of Saint-Esprit College. Et, croyez-moi, Paul y est pour beaucoup. » L’hommage de l’ancien président du conseil d’administration de la Mauritius Broadcasting Corporation est éloquent.

Ruben Rengasamy a pour sa part étudié au collège du Saint-Esprit de 1978 à 1985. Cet ancien spécialiste du 110 mètres haies, aujourd’hui cadre du secteur privé, a découvert, à travers Paul Randabel, les vertus du collectif : « Avec lui, c’était l’équipe d’abord, les individus ensuite. C’est d’ailleurs ce qui a toujours fait la force du collège. A ses yeux, le benjamin qui ramenait un petit point au lancer du poids avait autant d’importance qu’une grosse pointure du sprint qui valait quatre médailles d’or. Il traitait tout le monde pareil. Nous étions tous embarqués sur le même navire. »

« Je me devais d’agir ainsi, justifie Paul Randabel. Le Saint-Esprit, à vrai dire, a toujours représenté une grande famille. Au fil des années, j’ai compris combien ces gosses étaient attachés à leur collège. C’était leur identité, leur fierté. Même ceux qui n’avaient pas leur place dans l’équipe d’athlétisme se sentaient partie prenante des jeux intercollèges. Celui qui dessinait une pancarte, animait la chorale, agitait le pavillon était aussi impliqué que le coureur du 100 mètres. Et ça, c’est resté vrai jusqu’à la fin. »

Pour Jean-Luc Béchard, qui a quitté le Saint-Esprit en 1986, Paul Randabel était avant tout un complice, un confident : « Il prêtait toujours une oreille attentive à ce qu’on avait à lui dire. Il n’y avait pas de limite à sa disponibilité. Quand on avait un problème, c’est vers lui qu’on se tournait. C’était un papa. »

Cette complicité naissait souvent sur les bancs du collège. Car, avant d’être entraîneur d’athlétisme, Paul Randabel était avant tout prof de français. « Un gosse qui s’entraîne avec moi, c’est un gosse que je connais parce que je l’ai eu en classe, avait-il un jour expliqué lors d’un entretien de presse. C’est un gros avantage. Sur le terrain, je sais comment différencier un capricieux d’un timide. J’adapte la communication en fonction du caractère de chacun. »

L’influence de ce pédagogue s’étendait parfois à des territoires inexploités par les jeunes. Guyn Chuttoo toujours : « C’était un homme de culture. Hors des terrains, il m’a donné le goût de la lecture, m’a fait découvrir Brassens. J’en ai moi-même été étonné… »

Parce que Paul Randabel leur avait jadis tant donné, Jean-Luc Béchard et quelques autres disciples du collège avaient organisé une réception d’adieu en son honneur en décembre 2001. Plus de deux cents anciens athlètes y avaient été conviés. « Il fallait qu’on lui dise merci pour toutes ces années qu’il nous avait consacrées », justifie le principal concerné.

Paul Randabel avait apprécié le geste : « Je ne m’attendais pas à tant d’honneur, tant de reconnaissance. J’ai réalisé, ce soir-là, que je n’avais pas consacré quarante-deux ans de ma vie aux jeunes pour rien. Ce qui m’avait davantage étonné, c’est que tous ces anciens semblaient se connaître tant bien même que plusieurs générations les séparaient et qu’ils ne s’étaient jamais vus. J’ai compris qu’on pouvait, à travers des souvenirs communs, s’assimiler comme membres d’une même famille. »

Autre trait de son caractère : son obsession à rester le plus discret possible. « Les sociétés mondaines et même les réunions de staff, ça n’a jamais été son fort. Ce n’est pas un homme de comité, confirme Jacques Malié, quatrième recteur laïc du collège du Saint-Esprit après Cyril Leckning, Raymond Rivet et Georges Ho Wan Kau. Mais, eu égard à son implication totale auprès des jeunes et à tout ce qu’il a fait pour le collège, il aurait été indécent de lui reprocher ça. » Et d’ajouter : « Paul avait aussi ses petites manies. Attentif aux détails, méticuleux comme il n’est pas permis, il avait le besoin de toujours tout planifier. C’est ce qui faisait sa force. »

Pour Jacques Malié, Paul Randabel est un homme unique. « Des enseignants de sa dimension, on n’en voit plus beaucoup. C’était un pédagogue dans le sens le plus large du terme. Tout au long de sa carrière, il a été guidé par des principes desquels il ne s’est jamais écarté. C’était quelqu’un d’intègre et d’entier, résume-t-il. Avec lui, il n’y avait pas de demi-mesure. Soit il aimait, soit il n’aimait pas. S’il reconnaissait la compétence, il ne supportait pas la médiocrité. Paul avait aussi des convictions et une façon de voir les choses qui ne faisaient pas toujours plaisir aux autres. »

Une de ses convictions justement était que les autres collèges ne récoltaient après tout que ce qu’ils méritaient. « Si le Saint-Esprit et, à un degré moindre, le Saint-Joseph, avaient, en leur temps, des athlètes compétitifs, c’est parce qu’ils le voulaient, insiste-t-il. Rien n’empêchait les autres, les collèges Royal, le John Kennedy, de s’entraîner, de nous concurrencer. Qu’on ne vienne pas me raconter des conneries en me disant qu’on avait un avantage au niveau des infrastructures. L’élite, ça se construit, ça se mérite. En sport, il n’y a pas de privilèges… »