Gilbert Rousset

Champion pour l’éternité

Par Jean-François LECKNING

Au premier rang des entraîneurs qui ont marqué l’histoire des courses de chevaux à Maurice, Gilbert Rousset, décédé mardi, était indétrônable. Avec 958 victoires, 20 classiques et neuf championnats au compteur, il étrennait son palmarès sans jamais se départir de ses idéaux, de ses principes, de ses valeurs….

Pour lui, les courses c’étaient une affaire d’hommes, son écurie une famille et la plus belle de toutes les courses la neuvième, forcément. Celle qui ne figurait pas au programme. Celle qu’on courrait sans œillères ni faux-semblants les samedis soirs, rue Shakespeare, autour d’un drink. L’équivalent de la troisième mi-temps chez les rugbymen.

Gilbert Rousset ne donnait pas de tuyaux. Il avait vu assez d’hommes se ruiner dès la rue du Gouvernement, avant même le dernier virage. Mais il a donné à des passionnés comme moi l’envie d’intégrer sa paroisse, de partager ses messes du samedi midi, de posséder tantôt un pied, tantôt une queue dans un des chevaux qu’il préparait toujours “pour de grandes choses.”

Parce que “Deus fabulosa”, “Déux Fabuleax”, Dieu est fabuleux, Gilbert aura la place qu’il mérite dans cette autre vie qu’il a entamée aussitôt après avoir quitté la nôtre. Il y a sans doute retrouvé son petit protégé Nooresh Juglall, parti à la fleur de l’âge l’année dernière après avoir décroché, fin 2020, le graal des jockeys, la cravache d’or. Une tragédie dont il ne s’est jamais remis. Certaines meurtrissures sont tenaces.

Gilbert Rousset s’en est allé l’année même où des infréquentables ont fait main basse sur l’industrie des courses. Tirant sur tout ce qui bouge afin de satisfaire leurs minables intérêts. Faut-il y voir un symbole ? Doit-on penser que c’est la fin d’une époque ? Petit à petit, saison après saison, les gentlemen du Champ-de-Mars ont tiré leur révérence. Ladégourdie, Ruhee, Maigrot, Fok, Wahed Essa, Henry et maintenant Rousset… Les institutions d’hier ont disparu. Le club, lui-même, se meurt. Son agonie, sa mise à mort est insupportable aux yeux de milliers de turfistes… Et il ne reste plus, aujourd’hui, que les restes de l’écurie Merven et surtout l’inimitable casaque bleue électrique, écharpe et toque rouges de la vieille écurie Gujadhur pour nous raccrocher à nos souvenirs, à ce qui constituait autrefois l’âge d’or des courses hippiques…

Attendons-nous que Ramapathee Gujadhur annonce à son tour la fermeture officielle de son écurie pour nous indigner ? Attendons-nous qu’une certaine section de la presse se décide enfin à se souvenir de ses responsabilités et de son éthique pour que nous comprenions que ce n’est pas seulement Gilbert Rousset que nous allons enterrer cette année ?

D’ici la fin de la saison, tout au plus début 2023, Gilbert Rousset allait devenir le premier entraîneur à passer le cap symbolique des mille victoires au Champ-de-Mars. Ce devait être un nouveau Milestone pour celui qui, il y a quelques saisons déjà, était devenu le premier nominateur d’écurie à passer la barre des cent millions de roupies de gains. Evidemment, ce n’était pas un record que Gilbert Rousset avait accueilli avec des pétarades, mais ça restait représentatif de l’insolente réussite d’un homme qui, depuis 1987, n’avait eu de cesse de faire parler de lui sur le turf portlouisien, ramenant au passage 956 gagnants, excusez du peu. Un homme qui, par ailleurs, a mis en scène quelques-uns des plus grands chevaux que ce pays n’ait vu courir, parmi lesquels Expertise, Great Gusto, Mr Brock, Captain’s Knock, Disa Leader, Green Keeper ou, plus récemment, Intercontinental.

Comme le vin, Gilbert Rousset, 72 ans, s’était apparemment bonifié avec le temps. Plus il avançait dans sa carrière, plus il nous en mettait plein la vue. En 2020, il avait ainsi étrenné son neuvième titre, une efficacité qui étonne à une époque où certains de ses adversaires n’hésitent pas à inonder le marché sud-africain à coups de millions pour trouver les nouveaux cracks.

Gilbert Rousset aurait peut-être aimé en faire autant, mais il n’avait pas les mêmes moyens. Ça faisait longtemps que les gros investisseurs des premières années avaient plié bagage, fatigués de l’intransigeance d’un entraîneur peu disposé à compromettre son éthique et ses principes, estimant qu’ailleurs on les aiderait à alourdir sans décence leur porte-monnaie. C’était évidemment mal connaître Gilbert Rousset que de penser qu’il allait permettre à quelques voyous de blanchir leur argent sale à travers sa casaque marron pâle, marron foncé.

Son écurie, du coup, a reposé pendant des années sur une multitude de petits propriétaires, des amis pour la plupart, qui détenaient une ou deux parts dans quelques chevaux, rarement plus. Gilbert était obligé de miser sur d’autres atouts pour garder son écurie compétitive, notamment ses bonnes relations avec des professionnels de grande réputation, à l’instar de son ami Mike de Kock, l’entraîneur le plus référencé d’Afrique du Sud, qui le mettait régulièrement sur de bonnes pistes.

Dans un papier que nous avions consacré au recordman des victoires au Champ-de-Mars, plusieurs stakeholders de l’industrie hippique nous avaient aidé à mieux cerner le personnage Gilbert Rousset. Nous reprenons, ci-après, l’essentiel de ce portrait.

Pour Hugues Maigrot, qui avait été un temps son concurrent direct dans la course au titre,  c’est davantage dans la stabilité des ressources à sa disposition, humaines principalement, que reposaient les succès de Gilbert Rousset. “On avait affaire à une machine bien huilée, parfaitement rodée, où chacun était à sa place et savait ce qu’il avait à faire. Le travail ne s’arrêtait jamais chez Rousset”, nous confiait-t-il. “Chaque année, Gilbert prenait les mêmes et recommençait. Cette stabilité entraînait forcément la réussite. Même les jockeys ne changeaient que rarement chez lui. Non seulement il n’achetait pas les chevaux les plus chers, mais il avait le don de les bonifier de façon extraordinaire pour en faire, souvent, des bêtes de courses.”

Une expérience incomparable

Sur la place, tout le monde reconnaissait le sérieux et le professionnalisme de l’homme. Il était particulièrement méticuleux et savait où il voulait emmener ses chevaux et surtout comment s’y prendre pour y arriver.

“Avec les années, Gilbert avait acquis une expérience incomparable qui lui permettait d’avoir une certaine avance sur les autres. Il avait bon œil pour les chevaux, il savait les décrypter. Il analysait une course avec beaucoup d’objectivité, ce qui l’aidait à préparer les prochaines échéances dans les meilleures conditions”, explique de son côté son ami de longue date Jean Hardy, membre influent de l’écurie.

Mais ça ne s’arrêtait pas là, ça aurait été trop simple. Gilbert Rousset, en réalité, était un compétiteur-né. Gagner était dans ses gênes, même s’il ne le montrait pas toujours. “Sa rage de vaincre était intérieure, mais elle n’en demeurait pas moins grande. Il donnait l’impression d’être détaché, il n’en parlait pas trop, mais, au fond, le besoin de gagner était là”, confie pour sa part Gregory Hart de Keating, autre membre majeur de l’écurie Rousset, dont les fans espèrent qu’il pourrait prendre la relève. Brice Lagesse, qui assurait un temps le volet social à l’écurie, tempère quelque peu : “La victoire était son objectif premier, mais pas son obsession. Il n’allait pas assommer son cheval juste parce qu’il s’était mis en tête de gagner le championnat. Le respect de l’animal et de ses propriétaires primait en toute circonstance.”

Gilbert Rousset avait compris depuis longtemps qu’une écurie c’est d’abord une équipe. Aussi, il avait établi, autour de lui, une structure de travail qui reposait sur la responsabilité collective. Comme le dit Jean Hardy, “l’écurie Rousset c’était une grande chaîne où chaque maillon avait son importance.” Gregory Hart de Keating présente d’ailleurs Gilbert Rousset comme un chef de file : “Il a su s’entourer comme il faut et n’hésitait pas à responsabiliser ses membres. Il savait déléguer et faire confiance. Son grand mérite était de savoir exploiter chez les autres des qualités qui ne s’exprimaient peut-être pas chez lui.”

Destins liés

Le maillon le plus important de cette chaîne était évidemment Soodesh Seesurrun, l’adjoint fidèle, l’indispensable bras droit. “J’ai eu la chance de tomber sur lui. Nous deux, c’est 35 ans d’amitié et complicité ; nos destins sont liés”, s’exclamait Gilbert Rousset au lendemain d’un de ses titres. “Soodesh a compris très vite tous les rouages de l’écurie et s’est adapté à mon style, ce qui lui a valu de gravir les échelons. C’est un grand travailleur, un homme sérieux, qui a beaucoup d’autorité sur nos palefreniers et qui a un grand sens des relations humaines. C’est surtout un excellent entraîneur. Il connait son affaire.”

“C’était un duo, à eux deux ils ne formaient qu’un. Il y avait beaucoup d’humilité et de respect des deux côtés. Gilbert a su valoriser Soodesh publiquement et reconnaître ses mérites”, poursuit Gregory Hart de Keating. “A l’inverse, Soodesh a toujours montré du respect à l’égard de Gilbert. Il n’a jamais voulu être calife à la place du calife. Cette cohésion a permis à l’écurie de progresser et d’évoluer dans la sérénité.”

C’est en se basant sur certaines valeurs qu’il considérait essentielles que Gilbert Rousset disait avoir bâti sa carrière. Acheter des chevaux, les entraîner, les faire gagner, c’était une chose. Mais tout cela n’aurait eu aucun sens s’il avait eu, en cours de route, à se départir de ses principes de vie. “J’accorde beaucoup d’importance aux relations humaines, à l’amitié, à la loyauté. Je crois dans le dialogue, dans la franchise et dans l’honnêteté, parce que ça entraîne le respect”, nous avait déclaré Gilbert Rousset dans un entretien paru en 2012.

Ces valeurs, il ne se contentait pas de les énumérer, il les vivait au quotidien à en croire Brice Lagesse : “A lui seul, Gilbert était une école de la vie. C’est quelqu’un de foncièrement bon, qui avait la main sur le cœur. Le genre d’hommes qui t’inspirait, qui te montrait la voie.” Ce qui fait dire à Grégory Hart de Keating qu’il était un peu “un ami, un père et un mentor à la fois…”

Proche de Gilbert Rousset et membre de l’écurie depuis le commencement, Allain Doger de Spéville a lui aussi sa version des choses : “Malgré son extraordinaire parcours, il a su rester humble et modeste, des qualités qu’il tenait sans doute de sa famille. Il n’a jamais voulu joué au grand manitou, ce n’était pas son style. Il ne fallait pas compter sur lui pour étaler son savoir et sa réussite.”

En réalité, Gilbert Rousset était quelqu’un d’étonnamment discret. “Il n’aimait pas s’exposer plus qu’il n’en faut. Il fuyait les polémiques, affichait autant que possible un profil neutre”, témoigne Hugues Maigrot. “C’est ce qui lui a valu d’être respecté par l’ensemble de ses pairs”, ajoute Gregory Hart de Keating. Gilbert Rousset nous confirmait lui-même ce trait de caractère il y a quelque temps : “J’ai suffisamment à faire à l’écurie pour ne pas avoir à regarder ce qui se passe chez le voisin. Ça ne me concerne pas. C’est peut-être ce qui me vaut d’entretenir d’excellents rapports avec les autres.”

Un bon vivant

Dans le fond, c’était un fin diplomate qui détestait les bagarres. Même quand il était lésé, ce qui a été le cas une ou deux fois ces dernières saisons, notamment en 2011 quand son porte-drapeau Disa Leader avait été injustement tenu à l’écart du Maiden sur un point de règlement dépassé et dépourvu de toute logique. “C’était un bon garçon, trop bon même parfois”, s’amuse à dire Jean Hardy. “Il était soucieux des règlements, qu’il observait scrupuleusement. Quand il n’était pas d’accord, il le faisait savoir, suggérait des amendements, sans en faire tout un plat. Dans l’affaire Disa Leader, il avait été déçu, certes, mais, au final, il a préféré s’en tenir à ce qui était écrit noir sur blanc dans la loi.”

De temps en temps, il arrivait à Gilbert Rousset de sortir de ses gonds après une journée de courses, mais seulement dans le cadre intime de ses proches, jamais en public. Ainsi, il y a quelques années, quand les commissaires avaient décidé de proclamer King’s Guard vainqueur au détriment de Rear Admiral alors que la photo-finish semblait indiquer le contraire, il avait littéralement explosé. Mais ça n’avait pas été plus loin, le public n’ayant jamais rien su. “Il n’était pas bagarreur. Il pouvait se mettre en colère, mais tournait la page dès le lendemain. Il n’était pas du genre à inciter ses membres à la révolte. C’était contre ses principes. Au contraire, il était là pour arranger les choses”, ajoute Allain de Spéville.

Avec les années, Gilbert Rousset avait surtout appris à recentrer ses priorités. Ça passait par une bonne communication avec ses membres. Quand il s’adressait à eux, il ne maniait pas la langue de bois, il misait sur un dialogue vrai, honnête. “Il n’avait rien à cacher”, résume Allain de Spéville. “Quand il considérait qu’un de ses chevaux s’élançait avec une première chance, il le disait sans hésiter, que le cheval soit favori ou extrême outsider. Et l’inverse était également vrai. Mais il ne s’aventurait jamais à donner une certitude. La prudence faisait partie de sa méthode.” Une méthode qui, il faut le dire, ne plaisait pas forcément aux gros paletots venus tâter le terrain chez lui mais qui, généralement, ne restaient pas longtemps.

A bien voir, c’est probablement son rapport avec les autres, de manière générale, qui a changé au fil du temps. “Il avait appris à manier la communication. Ça le faisait plaisir de partager ; il était devenu plus accessible”, soutient Gregory Hart de Keating, qui précise qu’il n’a pas toujours été comme ça. “En 1994, je pensais pouvoir devenir son assistant et je l’accompagnais à l’entrainement chaque matin. Il était dans sa bulle, chronomètre en main, totalement concentré sur ce qu’il avait à faire. Moi j’étais plutôt bavard, je posais plein de questions. Je le dérangeais ; il n’aimait pas ça et me le faisait savoir”, se souvient le principal concerné, un sourire au coin des lèvres.

Ce qui faisait le charme de Gilbert Rousset, ce qui lui a valu d’être apprécié par ses proches, c’était son côté bon vivant. “C’était un pince sans rires qui aimait la bonne bouffe et le bon vin”, s’exclame Brice Lagesse. “On a bien fait la fête ensemble. Après quelques verres, il devenait amusant”, ajoute Jean Hardy. “C’était toujours très agréable d’être en la compagnie de Gilbert. Il avait la particularité d’être célibataire, ce qu’il a su utiliser à son avantage pour croquer la vie à pleine dents”, poursuit Grégory Hart de Keating.

On comprend un peu mieux, désormais, pourquoi Gilbert Rousset avait fait du social le socle de son écurie. Etre entouré, faire la fête, ça faisait partie de son identité. Pour lui, la plus belle course était toujours la neuvième. Celle-là, il était sûr de la gagner toutes les semaines. “Le social, c’est la meilleure façon de forger les relations, d’instaurer le dialogue. Ça aide à créer des amitiés durables, basées sur l’authentique”, justifiait le principal concerné.

Forcément, l’annonce de sa disparition a jeté la consternation au sein d’une communauté hippique qui le respectait. L’écurie Rousset est orphelin de son patron. Les turfistes ont perdu un repère. La suite s’écrit en pointillé. Elle dépendrait de Gregory Hart de Keating et de Soodesh Seesurrun. Mais ce n’est sans doute pas le moment d’en parler.