PEOPLE, édition 51, Décembre 2018

Être ou paraître ?

Par JEAN-FRANCOIS LECKNING

Drôle de monde celui dans lequel nous vivons. Drôle d’époque aussi. Une époque perdue entre l’élégance, la finesse et la poésie de Franck Sinatra, de Louis Armstrong ou de Charles Aznavour, d’un côté, et la vulgarité, le trash-talk de Joey Starr, Booba ou Kanye West, de l’autre.

Une époque où le paraître a pris le dessus sur l’être ; où ce qu’on possède a plus d’importance que ce qu’on est ; où on définit qui on va fréquenter en fonction des signes extérieurs de richesse. C’est ainsi qu’un enfant qui ne porte pas de vêtements griffés est souvent condamné à la solitude d’une cour de récré. Isolement renforcé si, par ailleurs, la nature ne l’a pas gâté.

Une époque où les hommes sont tellement connectés qu’en réalité ils sont déconnectés de tout ; pire, ils ne savent plus communiquer. A longueur de journée, ils s’échangent sur Messenger, WhatsApp ou Viber des vidéos ou des GIFs à deux balles censées faire rire ou pleurer, c’est selon, sans jamais savoir qui est l’autre vraiment.

Une époque où, sur les réseaux sociaux, on prend le soin d’afficher le meilleur de soi, à coups de photos retravaillées, dans une quête démesurée de paraître plus beau, plus sexy, plus heureux que l’autre, mais en évitant, pourtant, de dire qu’on souffre en silence, que notre âme est torturé, qu’on se sent éperdument seul, qu’on a du mal à payer ses dettes en fin de mois,,…

Une époque où, sur Facebook, on trouve ça normal de régler ses comptes avec ses ex, ses voisins, ses collègues ; où on trouve ça amusant de dénigrer et d’insulter l’autre, ligne après ligne, phrase après phrase, tout ça parce qu’on ne pense pas pareil. Tant pis si ça fait mal, tant pis si c’est grossier, abject : l’essentiel est d’entretenir sa meute de “followers”. Lesquels, même s’ils n’ont rien compris à rien, y ajouteront leur “J’aime” et leur commentaire truffé de fautes de grammaire et d’orthographe… Derrière son clavier, c’est connu, l’homme se sent plus fort. Il y masque, en réalité, bien des faiblesses. En 2018, rien, absolument rien, n’échappe à sa mauvaise foi : une voiture un peu mal garée dans un centre commercial, et hop, la photo fait le tour du pays ! Encore heureux que des têtes n’aient, jusqu’ici, pas été mises à prix…

Une époque, aussi, où la romance n’a plus sa place, où les ados de sexes opposés ne prennent plus le temps de se connaître, de se comprendre et de s’apprécier, mais finissent dans les bras l’un de l’autre dès la première occasion. Et quand on leur dit qu’à notre époque on s’écrivait mille mots d’amour sur des feuilles rosées avant de pouvoir s’attraper la main, ils vous regardent l’air hagard, le sourire malicieux. A peine évitent-ils d’avouer qu’eux s’échangent surtout des sextos…

Une époque, vous l’aurez compris, où on ne vit pas, mais on survit. Où on n’est pas, mais on fait semblant d’être. Où la surconsommation, les dettes, la méchanceté et les excès sont devenues des normes… Une époque, pour tout dire, que j’aurais parfois aimé ne pas connaître.

Mais arrêtons-nous là. C’est bientôt Noël…  Il y a peut-être mieux à faire, non ?