Séverine Martial

Le devoir de mémoire

Séverine Martial, une éditrice passionnée, se lance dans deux quêtes audacieuses. Celles de préserver le patrimoine littéraire mauricien avant qu’il ne disparaisse, puis de transmettre cet héritage aux nouvelles générations. La directrice-fondatrice de Namma Éditions vient tout juste d’éditer son premier ouvrage, “Telvima”, un roman de Stéphanie Fanchette Brillant. Nous l’avons rencontré.

✍ Axelle GAILLARD

📷 Axel RUHOMAULLY

“Maman, moi aussi je fais partie de cet héritage littéraire ?” La question est de Diego, son fils de 14 ans, dans la foulée du lancement de “Telvima”, le premier roman édité par Namma Éditions. La réponse de Séverine est touchante : “Tu es mon fils, le petit-fils d’Yvan et l’arrière-petit-fils d’Arthur… Tu auras toi aussi, peut-être, ton rôle à jouer dans cette quête.”

L’urgence du projet de Séverine est palpable. Pour elle, la question posée par Diego illustre l’importance de la transmission, cette prise de conscience familiale l’encourageant à persévérer dans sa quête. “Je voudrais me développer et me spécialiser dans l’édition patrimoniale et culturelle d’auteurs mauriciens. J’ai trouvé génial qu’à son âge mon fils soit conscient d’où il vient.”

Depuis ses débuts dans les métiers du livre, Séverine Martial s’est engagée dans une mission de transmission culturelle. Après avoir étudié pendant quatre ans à l’université Paris XIII, elle a travaillé aux Éditions de l’Olivier, à une époque marquée par la publication d’œuvres d’auteurs mauriciens comme Carl de Souza et Barlen Pyamootoo. Aujourd’hui, avec les Éditions Namma, la jeune femme se lance dans un projet qui a du sens et qui réunit mémoire littéraire et avenir éducatif.

“Connaître son patrimoine, c’est poser les fondations de son identité personnelle et culturelle, afin de pouvoir la transmettre aux générations futures”, explique-t-elle avec passion. Pour Séverine, cet enjeu est double : il s’agit de redonner vie à des auteurs mauriciens oubliés et d’adapter ces richesses aux outils contemporains pour toucher les nouvelles générations. “Gabin, mon autre fils de sept ans, découvre, lui, en ce moment, la collection des Aventures de Tintin qui appartiennent à mon papa. Tintin en Amérique, Tintin au Tibet, Le lotus d’or… Et il me demande pourquoi Tintin n’est pas venu à Maurice”, sourit-elle.

Séverine souligne notre besoin inné de nous rattacher à nos racines. Or, sans repères concrets – documents, témoignages – cette quête est vouée à l’échec. Nos enfants, reflets de notre propre éducation, ne peuvent hériter que de ce que nous leur transmettons. Si nous n’avons rien d’autre à leur proposer qu’un téléphone portable et une culture inspirée de l’étranger, nous risquons de les déraciner.

Est-ce qu’un adolescent de 16 ans connaît Ti-Frer ? Séverine en doute. Et Kaya, le connaît-il vraiment ? Elle n’en n’est pas sûre non plus… Notre interlocutrice insiste sur l’importance de transmettre la mémoire : “Les jeunes, c’est indéniable, sont de plus en plus éloignés de leur patrimoine, au profit d’une culture occidentale dominante. Si vous demandez à un adolescent ce que Jay-C ou Beyoncé ont mangé ou regardé hier, il pourrait facilement vous répondre. Mais demandez-lui qui est Eric Triton et vous serez étonné qu’il n’en a aucune idée”, regrette l’éditrice. “Beaucoup de Mauriciens ignorent qu’Yves Cantin était un chanteur de séga, et aucune initiative n’est prise pour préserver son patrimoine musical.”

Séverine déplore le manque d’engagement des médias mauriciens dans cette quête de préserver notre mémoire culturelle, ainsi que l’absence de lieux dédiés à la conservation d’objets ou de récits qui racontent notre histoire. “Pour construire son identité, il faut s’appuyer sur sa culture”, insiste-t-elle, regrettant qu’il n’existe pas de centre culturel où l’on pourrait redécouvrir ces fondations essentielles.

Elle explique que si les parents ne prennent pas le temps de partager ces connaissances avec leurs enfants, elles disparaîtront peu à peu. “C’est encore plus vrai quand on voit à quel point internet et les réseaux sociaux sont devenus des concurrents redoutables”, souligne-t-elle. A directrice de Namma Éditions insiste sur l’importance d’être le lien entre les générations, en transmettant cette culture à travers des moyens et des plateformes qui parlent à la jeunesse d’aujourd’hui, comme TikTok et Instagram.

Séverine souligne aussi l’importance du rôle que des gens de sa génération ont à jouer, celui de servir de pont entre deux mondes : un passé sans internet et une époque hyperconnectée. Selon elle, c’est leur responsabilité de s’assurer que la culture mauricienne ne tombe pas dans l’oubli. “Quand j’ai choisi d’étudier les métiers du livre, c’était pour concrétiser un projet inhérent. Si je ne me lance pas maintenant, je sais que je ne le ferai jamais”, confie-t-elle avec détermination. Et de poursuivre : “Il n’existe pas de centre culturel mauricien qui soit catalogué. Il y a pleins de petites galeries d’art, de centres culturels aussi, certes, mais africain, chinois, français… Mais il n’y a rien qui recense toute cette culture mauricienne ou qui transmette l’histoire de l’île Maurice, par exemple pendant la deuxième guerre…”

La passerelle

La redécouverte d’œuvres anciennes est au cœur de son ambition. Entre 1910 et 1950, une vie littéraire florissante animait Port-Louis. Arthur Martial, son grand-père, mais aussi Clément Charoux, Léoville L’Homme ou encore Marcel Cabon, parmi tant d’autres, créaient et partageaient leurs œuvres grâce au soutien de l’imprimeur Thomy Esclapon, un véritable mécène de son époque. Mais ces publications, souvent tirées à seulement 50 ou 100 exemplaires, ont disparu de la circulation pour la plupart. “Elles ont surement été utilisées pour emballer du poisson au port”, s’exclame Séverine, avec une pointe de tristesse. Elle déplore que même la Bibliothèque nationale ne dispose toujours pas de copies convenables de ces textes.

L’objectif ? Rendre accessibles ces romans, poèmes et nouvelles dans les écoles, les bibliothèques et les librairies. “Les ouvrages de Marcelle Lagesse sont heureusement au programme littéraire des écoles, mais ils sont hélas truffés de fautes d’orthographe. Le livre, en lui-même, n’est pas à la hauteur de cette grande dame qui devrait figurer à notre panthéon. C’est un crime”, s’indigne notre invitée.

La modernisation du système éducatif est un autre pan de sa réflexion. Séverine Martial plaide pour une approche hybride : combiner papier et numérique en fonction des matières, en rendant l’apprentissage ludique grâce à des outils interactifs. Cependant, elle souligne la nécessité de former les enseignants à ces nouvelles pratiques et de fournir des tablettes paramétrées par les établissements scolaires, afin de garantir un usage intelligent et adapté.

Séverine Martial souhaite également créer des supports pédagogiques basés sur les textes patrimoniaux. On ne peut, en effet, reprocher à un enseignant de privilégier Flaubert ou Maupassant, car il a suffisamment de matières pour structurer son cours. “Je réunirai alors mes deux casquettes en proposant les outils nécessaires pour que des textes de grands auteurs mauriciens puissent être étudiés. La plupart de ces ouvrages ont totalement disparu du circuit littéraire et si on ne les rend pas accessibles aujourd’hui, c’est terminé !”

Séverine rêve que les œuvres de son aïeul Arthur Martial, comme “Paul et Virginie à l’ombre de mon moulin”, soient illustrées pour les enfants de moins de dix ans. Ces textes pourraient enrichir les programmes scolaires tout en nourrissant la fierté culturelle des jeunes. “En plus de découvrir Mortelle Adèle ou Spirou, cette fois ils pourraient être connectés.”

Le projet de Séverine Martial est une véritable passerelle entre les générations. Avec les Éditions NaMMa, elle entend réveiller une mémoire collective endormie et poser les bases d’une identité culturelle mauricienne solidement ancrée dans son patrimoine. Entre la richesse du passé et les outils d’aujourd’hui, elle fait partie de ceux qui servent de trait d’union essentiel entre les génération pour construire l’avenir culturel de notre pays.