Nazeeda Dookhee
PARTIE DE RIEN…
Elle habite une des plus belles maisons coloniales de Port-Louis, roule en Z4 et compte parmi les notaires les plus influents du moment. Pourtant, la vie n’a pas toujours été tendre envers Nazeeda Dookhee, 43 ans, dont le père, marchand ambulant, s’est éreinté toute une vie à jeter les bases du succès de sa fille. Si celle-ci est fière du chemin parcouru, elle n’oublie pourtant pas d’où elle vient. C’est en toute humilité qu’elle nous raconte son incroyable histoire.
Texte : Jean-Francois LECKNING – Photos : Brady GOORAPPA – Photos : Liliane LI
Port-Louis, 17h. La capitale se dévide. Le long de la rue Desforges, une des artères principales de la ville, un flot ininterrompu de véhicules fait route vers le nord. Tout le monde patiente comme il peut.
Nous avons rendez-vous avec Nazeeda Dookhee, notaire de profession, portlouisienne de souche et de cœur. Elle habite une des rues perpendiculaires de Desforges. A trois-cent mètres de “Pakistan”, l’escale obligatoire des amateurs de thé, s’érige en léger contre-bas la Villa Mangalore, surprenante maison coloniale qui fait tâche au milieu de ce tas de béton. C’est ici, dans ce havre de bon goût où la pierre se marie harmonieusement avec le bois, qu’habite Nazeeda. Tout, dans ces lieux, respire l’histoire.
“Quand j’ai acheté cette maison, elle était à l’abandon. J’ai voulu lui redonner vie, restituer sa splendeur d’antan. Si les murs pouvaient parler, elles auraient beaucoup à raconter”, témoigne la notaire, qui aurait bien voulu inscrire ce bien sur la liste des patrimoines du vieux Port-Louis. “Malheureusement, je n’y suis pas parvenue. Mon ancien contracteur a dilapidé tous les bardeaux ! Ça fait sept ans que l’affaire traîne en justice. Je ne désespère pas…”
Si elle a choisi d’appeler sa maison Villa Mangalore, c’est pour rendre hommage aux anciens propriétaires des lieux, qui, comme ses ancêtres à elle, ont un jour fait le grand voyage de l’Inde à Maurice en quête d’un avenir meilleur. “Leur bateau s’appelait le Mangalore. Quelques années plus tard, grâce à leur dur labeur, ils ont pu racheter cette maison à la barre. Je n’ai pas retrouvé les noms de ces travailleurs engagés. Sur le contrat de vente, on mentionnait seulement leurs numéros de matricule.”
Faire du neuf avec du vieux. Recycler. Redonner vie au bois, à la pierre, aux accessoires. Une obsession chez Nazeeda. A chaque recoin de sa villa, cette persévérance est perceptible. Et le résultat surprenant. “Ce trait de caractère, je le dois à mon père. Il aimait conserver toutes sortes de vieilleries et leur redonner vie. Les roues usées, par exemple, finissaient sur le toit de la maison. Il y faisait pousser des herbes aromatiques. Il n’était pas question, pour lui, de jeter quoique ce soit. Je pense qu’il aurait été fier de cette maison à l’ancienne, fier de ce que j’ai réussi à en faire…”
De son vivant, Abdool Hakim Dookhee était marchand ambulant. D’abord à bicyclette, puis à moto, et enfin à bord d’un vieux pick-up racheté en seconde main. Toute la journée, il arpentait les faubourgs de Port-Louis, de Montagne-Longue à Montagne-Ory, vendant juste tout : des bouteilles en verre, des moques usées et recyclées, des sorbets, mais aussi des légumes….
Tout au long de la conversation, le souvenir du père rejaillit sans cesse. Comme un besoin de lui rendre hommage, de rappeler qui il fut. C’est que l’héritage est tenace chez Nazeeda. “J’ai conservé beaucoup de lui dans cette maison. C’était mon inspiration. Vous voyez là-bas, au fond du jardin, cette balance avec les poids en plomb ? C’était son outil de travail. Maintenant, c’est ici, chez moi. Un bel objet de déco, non ?”
De sa mère, Khadeejah, toujours en vie, Nazeeda garde aussi le souvenir d’une femme dévouée, bosseuse, qui ne lésinait devant rien pour améliorer la condition de vie de ses six enfants. “Comme mon père, elle touchait à tout pour essayer de joindre les deux bouts. Et ce n’était pas facile. Elle travaillait tellement dur qu’elle n’avait pas le temps de s’occuper de moi. Il fallait que je me débrouille comme une grande. J’ai grandi toute seule.”
A une époque de sa vie, Khadeejah vendait des gâteaux dans la cour du Queen Elizabeth College où elle côtoyait l’élite de la vie scolaire. Chaque année, à l’annonce des lauréates, elle ne pouvait s’empêcher de rêver à un meilleur avenir pour ses enfants. Couturière à ses heures perdues, ce qui lui permettait d’arrondir ses fins de mois, elle a transmis à sa fille la passion de la couture et de la broderie. Mais elle lui a surtout appris que rien n’est acquis dans la vie, qu’il faut travailler dur, tout le temps, pour gagner son pain. C’est ainsi que Nazeeda avait l’obligation, pendant que d’autres enfants de son âge se prélassaient devant la télé, d’aider sa mère à faire sécher bilimbis ronds et tamarins pour en faire des compotes qu’elle mettait ensuite en sachet pour être vendues par le père.
Promiscuité, inconfort…
Nazeeda a eu une enfance difficile. Elle a connu la pauvreté, les sacrifices, les renoncements. Chez les Dookhee, à la Plaine-Verte, ils étaient neuf – les parents, six enfants et la grand-mère – à partager un modeste et précaire deux-pièces de type CHA. Une telle promiscuité, un tel inconfort n’étaient évidemment pas faciles à gérer au quotidien.
“Je n’ai pas vécu comme tous les enfants. J’ai été élevée à la dure, rien ne m’était épargné. Je faisais le ménage, je nettoyais la cour, j’assistais ma grand-mère au moment du bain, j’aidais à laver le van, et même à changer les roues, à transporter le macadam….”, se souvient Nazeeda. “Il m’arrivait de me lever à 3h pour aider mon père à cueillir des letchis, qu’on revendait ensuite à la rue Desforges, en soirée, et même par temps cyclonique. Comme on dit, j’ai usé mes mains et mes pieds à la tâche…”
Scolarisée au Couvent de Lorette de Port-Louis, la jeune fille s’épargnait l’autobus et faisait le trajet à pied pour éviter les dépenses. Le plus souvent, elle allait à l’école les poches vides, avec seulement un morceau de pain dans le cartable. “Quand je voyais d’autres filles acheter des gâteaux, je détournais le regard. Pour tenir, j’imaginais que je jeûnais.”
Nazeeda Dookhee ne regrette pourtant rien de cette enfance : “Vivre dans des conditions modestes, parmi des gens modestes, m’a beaucoup appris de la vie. J’ai quand même eu la chance de grandir dans une famille unie où je me sentais aimée. Et c’était bien là l’essentiel”, assure la notaire, née le 19 octobre 1975 vingt minutes après sa jumelle. “On peut dire que je suis tombée du ciel. Personne ne m’attendait… ”, rappelle-t-elle dans un sourire malicieux.
De ses années de collège, sous la tutelle des bonnes sœurs, Nazeeda garde le souvenir d’une éducation rigoureuse qui a aussi grandement contribué à faire d’elle la femme qu’elle est. Par raison plutôt que par passion, elle a choisi d’opter pour les chiffres en fin de filière, avec les mathématiques, l’économie et la comptabilité comme matières principales. “Disons que j’ai procédé par élimination. Les arts ? Je ne me voyais pas en Picasso. Les sciences ? Tout le monde disait que c’était difficile, saturé. Les langues ? Il y avait trop de livres à maitriser…”
Au terme de ses études secondaires, par ailleurs réussies, ce qui lui a ouvert les portes de l’université de Maurice, la jeune femme n’avait encore aucune idée de son choix de carrière. Elle était studieuse, certes, mais pas encore ambitieuse. Tout au plus espérait-elle décrocher, plus tard, un diplôme en comptabilité et finir derrière un bureau à aligner petits et grands chiffres. “Il faut comprendre que je viens d’une famille où la réussite académique n’était pas une norme. Il n’y avait ni médecin, ni avocat, ni ingénieur dans la famille. Moi, la petite Nazeeda, je ne pouvais me permettre de rêver trop grand”, insiste-t-elle. “Quand j’ai fini l’école, papa était déjà décédé et mes sœurs toutes mariées. J’étais un peu livrée à moi-même. Il n’y avait personne pour m’orienter. Pour ma mère, la seule chose qui importait, c’était que je sois une bonne fille, que je ne salisse ni son nom, ni sa réputation.”
En attendant d’entamer ses études tertiaires, Nazeeda a frappé à plusieurs portes en vue de décrocher un emploi temporaire, ce qui lui permettrait d’économiser un peu d’argent pour financer ses années d’université. “Après maintes tentatives, j’ai fini par être acceptée comme stagiaire en journalisme, à 5-Plus, sous la tutelle de Finlay Salesse. Le peu que je gagnais, je le refilais à ma mère, qui l’économisait. C’est avec ça qu’on a payé l’université.”
Le hasard fait parfois bien les choses. A l’UoM, où elle s’apprête à approfondir ses études en comptabilité, Nazeeda tombe un jour sur une annonce informant les élèves des disponibilités pour les cours de droit. Après réflexion, elle décide de tenter sa chance. Après tout, pourquoi pas ? Cette décision allait changer le reste de sa vie. Elle passe toutes les épreuves de sélection et, trois mois plus tard, se retrouve dans le lot des quinze élèves retenus pour un LLB. “C’était inespéré, surréel. Me retrouver parmi les sélectionnés m’a fait prendre conscience que j’avais des aptitudes, que je pouvais réussir. Pour moi, c’était comme un éveil de conscience. Je me suis accrochée et, trois ans plus tard, j’ai obtenu ma maitrise de droit”, se félicite Nazeeda, qui avoue avoir eu de la chance. “A l’époque, les critères de sélection étaient beaucoup plus souples. Aujourd’hui, si vous voulez postuler pour un LLB, il faut être classée.”
D’avocate à notaire
Diplôme en poche, Nazeeda Dookhee rejoint l’étude de Me Yousuf Mohamed, un des ténors les plus appréciés du barreau. C’est auprès de lui qu’elle effectue son pupillage. “Il m’a beaucoup inspirée. C’est un gentleman. Un homme charmant, consciencieux, méticuleux qui maîtrisait tous ses dossiers et ne laissait rien au hasard. Quand il rédigeait une lettre, il la relisait plusieurs fois. Pas une virgule ne lui échappait. Aujourd’hui, dans ma carrière de notaire, j’applique ces principes.”
Parce que, vous l’aurez compris, Nazeeda Dookhee a préféré tronqué en cours de route sa toge d’avocate pour enfiler l’habit de notaire. Un choix qui s’explique par ses prédispositions naturelles à élaborer et à rédiger des actes ou des contrats. C’est en 2005, après avoir terminé première de sa cuvée, que Nazeeda a commencé à exercer. Elle a ouvert son étude à la rue sir Virgile Naz, Port-Louis. “La meilleure chose qui me soit arrivée c’est de m’être mise à mon compte dès le début. Evidemment, ça n’a pas été facile, j’ai galéré un peu. Mais, petit à petit, je me suis bâtie une clientèle.”
Parler de son métier, qui exige retenue et discrétion, la met mal à l’aise. C’est pour cette raison qu’elle n’en dit pas davantage, se contentant d’énumérer les qualités requises dans la profession : sérieux, responsabilité, éthique, sens des valeurs… “Il faut être à cheval sur les principes, revoir tout le temps ses dossiers, apprendre à être disciplinée, systématique… Je le répète souvent à mes employés : nous n’avons pas droit à l’erreur. Acheter une maison, c’est l’investissement de toute une vie pour certains clients. Nous avons le devoir de leur livrer un travail irréprochable, sans faille.”
Nazeeda Dookhee entamera en 2019 sa quatorzième année dans un métier qui exige des compétences et un savoir-faire imprenables. Mais, insiste-t-elle, rien n’est acquis. “Il y a toujours des choses à apprendre. Il faut constamment se remettre en question, se documenter, être à jour. Parce que les lois changent.”
La pression est là, omniprésente, mais Nazeeda a appris à la gérer. “Je veille à ce ma vie soit la plus équilibrée possible. Il y a un temps pour le travail, un temps pour les relations humaines et un temps pour soi. Le matin, au réveil, je m’adonne au jardinage. C’est ma façon de me ressourcer, de me reconnecter avec la terre.”
La terre, à vrai dire, a toujours été sa préoccupation première. Une façon de ne pas couper les liens avec le père, ancien marchand de fruits et de légumes et qui, jadis, lui avait appris à semer des graines de lalo et de cotomili. Dans un pays où on consomme davantage qu’on ne produit, où on dilapide les ressources sans se poser de questions, Nazeeda voudrait qu’on apprenne aux jeunes à inverser la tendance. L’autosuffisance, pour elle, devrait être une quête nationale. “Combien de terres ne sont pas exploitées à Maurice ? Combien d’avocats, de médecins, d’ingénieurs allons-nous former ? Il faut retourner aux sources et vite. Il faut donner de la valeur aux producteurs et aux planteurs… Si demain j’ai un enfant, je l’encouragerais dans cette voie !”
Depuis quelque temps, et puisqu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même, Nazeeda a commencé à cultiver des légumes sur un lopin de cinq arpents, à Rose-Belle. Elle y plante de tout. Bientôt, si Dieu le lui permet, elle développera son verger d’arbres fruitiers. Il y aura surtout des letchiers qu’elle prendra elle-même le soin de mettre en terre. Comme un ultime hommage au père, qui n’avait pas les moyens d’un tel privilège.