Shameem Currimjee
La marque du destin
Rien ne présageait qu’elle atterrirait un jour à Maurice. Ni qu’elle y resterait pendant plus soixante ans. Son parcours, plein de rebondissements, Shameem Currimjee le doit à son destin, qui a joué un rôle très important dans sa vie. Rencontre avec celle qui a dirigé l’enseigne de vêtements orientaux Pushkaar pendant de longues années.
Texte : Mireille MARTIN – Photos : Kathleen MINERVE
Nous sommes un samedi après-midi. Le temps oscille entre soleil et grisaille, humeur typiquement hivernale de la région des hauts plateaux mauriciens. Quand j’entre dans son appartement de Floréal, Shameem Currimjee m’accueille en compagnie de ses deux filles, Soraya et Nishaat. Je ne sais pas trop à quoi m’attendre de cette octogénaire connue comme la propriétaire de l’enseigne de vêtements Pushkaar, qui a connu ses heures de gloire dans un passé pas trop lointain. Mon hôtesse m’apparaît d’abord timide et discrète. Alors, j’étudie les lieux espérant glaner quelques informations sur la maîtresse de maison.
Premier indice : l’élégance et le calme qui règnent dans l’appartement me révèlent quelques facettes de la personnalité de celle que je suis venue interviewer. Deuxième indice: une galerie de photos et portraits familiaux à l’entrée. Troisième indice : la collection de sculptures d’éléphants en tout genre et de toutes dimensions, installées un peu partout, y compris sur une étagère dans le corridor menant au salon. Il y en a même sur le dos de la porte en accroche manteau ! Aucun doute, ce grand pachyderme revêt une importance certaine pour notre hôtesse.
Interrogée à ce propos, elle nous révèle en anglais que c’est un peu de sa terre natale qu’elle continue à chérir ici, en terre d’adoption. “Ces éléphants me rappellent l’Afrique où je suis née. J’ai toujours été fascinée par eux,” confie-t-elle de sa voix douce. Quand nous sommes installées au salon, Shameem Currimjee, aidée de ses filles, commence peu à peu à se raconter.
Née à Dar es Salaam, en Tanzanie, un pays qui à l’époque s’appelait encore Tanganyika, elle grandit en enfant choyée et heureuse au sein d’une famille nucléaire avec son père, sa mère et son frère. A l’âge de 13 ans, comme cela se faisait beaucoup à l’époque, Shameem est envoyée en pension en Angleterre, dans le Sussex, pour recevoir une éducation comme il sied aux jeunes filles de bonne famille.
De retour à Dar es Salaam dans les années soixante, la jeune fille a 18 ans quand le destin viendra chambouler sa vie. Un destin qui porte un nom : Hussain Currimjee. Sa rencontre avec ce jeune homme de huit ans son aîné a tout d’un roman. Lui est Mauricien et dirige sur l’ile la marque de boisson gazeuse Pepsi. Entre eux, c’est le coup de foudre. Il veut l’épouser et la ramener dans son île.
Nul doute qu’entre Shameem et Hussain c’est le grand amour. Les coïncidences, multiples, ne font que renforcer la conviction des deux tourtereaux qu’ils sont faits l’un pour l’autre. “C’était vraiment incroyable ! A commencer par nos noms de famille qui se prononçaient pareils (NDRL : Hussain Currimjee et Shameem Karimjee) et nos mères qui avaient le même prénom : Shireen”, témoigne notre interlocutrice.
Ni leur différence d’âge, ni le fait que ce mariage la contraindrait à quitter tout ce qui lui était familier pour embrasser l’inconnu, ne l’intimide. Shameem n’en démord pas : elle veut épouser son prince charmant. Elle rencontre toutefois l’opposition initiale de sa famille qu’elle et Hussain parviennent finalement à convaincre. “Ma mère ne voulait pas que je m’en aille, ni que je me marie. Elle voulait que j’aie une carrière et que je reste au pays”, raconte Shameem “Finalement, c’est mon grand-père qui a donné son accord pour que je puisse me marier.”
L’amour de sa vie
Une fois unis officiellement, c’est une nouvelle aventure qui commence pour le couple. Shameem vient vivre à Maurice chez sa belle-famille dans une île Maurice “qui n’a rien à voir avec ce que nous voyons aujourd’hui.” Le choc est total au niveau culture et l’adaptation est difficile pour elle. “Il n’y avait rien dans ce pays qui me rappelait la Tanzanie. Même les traditions, us et coutumes m’étaient étrangers. Nous vivions tous dans la même maison. Cela m’a pris du temps avant de me sentir bien à Maurice.” Pendant plusieurs années, et ce jusqu’au début des années 70, le couple vivra au sein d’une famille étendue avant que Shameem et Hussain ne construisent leur propre maison à Floréal. Ils y vécurent heureux pendant quelques années avec leurs deux filles, Soraya et Nishaat.
Ce bonheur sera malheureusement de courte durée. Hussain décède à l’âge de 41 ans. A 32 ans, Shameem se retrouve veuve avec deux enfants à charge. De ce moment douloureux, elle n’en parlera pas. Mais quand ce drame qui a bouleversé sa vie est évoqué, l’expression de ses yeux trahissent le désarroi qu’elle a dû connaître à ce moment-là.
Shameem aurait pu plier bagage et rentrer en Tanzanie. Mais comment laisser derrière la moitié de soi, cette âme sœur dont la dépouille repose sur cette île de l’océan indien ? La jeune femme décide donc de rester à Maurice et, encore une fois, le destin intervient et lui envoie un soutien en la personne de Sir Hamid Moollan QC. “C’était un bon ami. Il savait que je me retrouverai dans une situation précaire après la mort de Hussain. Il m’a alors proposé de m’occuper de la boutique de l’hôtel Casuarina, qui avait besoin d’une gérante.”
En dépit du fait qu’elle n’avait jamais travaillé avant, Shameem accepte cette proposition. Son flair pour la mode et son goût pour les belles choses font très vite de cette enseigne du nord une référence.
C’est à ce moment que ses filles interviennent. “Nous avons toujours vu notre mère travailler dur”, nous confie Nishaat. “Elle a toujours été élégante et très classe.” Et Soraya d’ajouter : “Cela a été un moment très difficile quand nous avons perdu notre père et qu’elle a dû beaucoup travailler pour assurer notre bien-être matériel et notre éducation. Je me souviens qu’elle nous emmenait à l’hôtel et nous passions la journée dans la piscine afin qu’elle puisse gérer sa boutique et veiller sur nous en même temps.”
Le labeur de Shameem porte des fruits et lui permet, au fil des années, de gérer successivement une boutique à l’hôtel Royal Pal, et d’ouvrir un atelier de vêtements sur mesure à Phoenix, ainsi qu’une boutique spécialisée en vêtements orientaux. “Je me suis aperçue qu’à ce niveau, il y avait une lacune qualitative à combler sur le marché local. Mon but était d’introduire la qualité des matières pour les saris et autres vêtements traditionnels. Ils n’étaient pas disponibles localement. C’est ainsi que j’ai créé l’enseigne Pushkaar.” Une initiative qui, au début, lui vaudra quelques critiques, notamment par rapport aux prix pratiqués. “Petit à petit, je suis arrivée à faire comprendre aux locaux que la qualité a un prix”, explique-t-elle.
En femme d’affaire avisée et visionnaire, Shameem Currimjee propose même aux hôtels d’organiser des défilés de mode, types de spectacles qui étaient alors encore méconnus dans l’île. “J’ai toujours conçu ces défilés comme des shows entrecoupés de chants et de danses. On trouvait les mannequins en faisant passer le message de bouche à oreille. C’est moi qui a organisé le premier défilé de mode dans un hôtel dans les années 78-79. Et après le défilé, il y avait une expo-vente de nos produits.”
Ses costumes orientaux connaissent un franc succès auprès d’une clientèle huppée et prestigieuse, non seulement locale mais internationale grâce aux hôtels où elle a ses entrées. Et sa fille Nishaat de renchérir, sous le regard souriant de sa mère : “Parmi ses clients il y avait des vedettes du cinéma comme Catherine Deneuve, Jean-Paul Belmondo ; des politiciens et des personnalités diverses comme Jacques Chirac, le Roi de Suède, des princesses saoudiennes, mais aussi des mannequins comme Yasmine Lebon ou encore Adriana Karembeu, pour laquelle on a du reste conçu la robe de mariage.”
Après avoir travaillé toute sa vie, Shameem Currimjee aspire maintenant au repos. Celle qui vient de souffler ses 80 bougies s’apprête à tourner la page Pushkaar. “J’ai un peu levé le pied par rapport au magasin, mais la retraite n’est pas la meilleure des choses. Je passe mon temps à regarder Netflix et à jouer aux jeux vidéo”, sourit-elle. “Mon vœu est de voir mes deux filles bien installées dans leurs maisons respectives, profiter un peu plus de mes petits-enfants et vendre mon affaire pour profiter de la vie.” C’est tout le bien qu’on peut souhaiter à cette grande dame, une Lady d’une autre époque !