Par Jean-François LECKNING

L’opium du peuple ?

Certains souvenirs sont tenaces et refusent de sombrer dans l’oubli. Les années passent mais on continue de les charrier au plus profond de soi, parfois même sans trop comprendre pourquoi.

Un de ces souvenirs me ramène quarante ans en arrière. Je n’étais pas plus haut que trois pommes et, pour la première fois, mon père m’avait emmené au stade pour voir jouer l’équipe de Maurice. C’était mon introduction au football, ma découverte des grandes travées de George V, toujours noir de monde. Un de ces matchs de Coupe d’Afrique des Nations comme on les aimait tant à l’époque. En face, se dressait l’Ethiopie, alors une référence continentale.

Au moment des hymnes nationaux, les joueurs des hauts plateaux, fièrement drapés de vert, avaient posé la main sur le coeur et chantaient leur pays à tue-tête. J’ai appris bien après que certains d’entre eux avaient demandé l’asile politique à Maurice après le match. Qu’importe. Je me souviens que le petit bout d’homme que j’étais avait été impressionné par tant de solennité ; je m’étais dit qu’elle allait être bien difficile à battre cette Ethiopie-là.

Moi, je n’avais d’yeux que pour le regretté Dany Imbert, le virevoltant ailier de Maurice et buteur patenté du Racing en championnat, qui disputait ce jour-là l’un des derniers matches de sa carrière. On l’appelait Ti-Loto parce que ses dribbles déroutaient et ses accélérations scotchaient sur place la cavalerie. Si je me souviens surtout de lui, c’était parce que c’était l’ami de mon père. Une heure avant le match, privilège des loges VIP, on était allé le voir à l’entrée des vestiaires et j’avais été flatté qu’il me fasse la bise devant tout le monde, lui la star de l’équipe. De surcroit, il m’avait promis de marquer.

Dany avait tenu parole. Il avait inscrit un but que je peux presque revoir dans les moindres détails si je prends le soin de fermer les yeux. Une liesse indescriptible avait alors envahi George V et les gradins s’étaient mis à trembler sous mes pieds d’enfant. Tout me semblait tellement hors de proportion ! Pour la première fois, je comprenais le bonheur que pouvait procurer le football, je réalisais à quel point il pouvait faire naître chez des hommes de tout âge et de toutes les communautés un attachement profond à la nation.

Au final, je crois me souvenir que Maurice s’était imposée mais ne s’était pas qualifiée. Qu’importe, le pays était fier de son onze national. Ce soir-là, nous étions rentrés à la maison bien après 19h. Mon père avait eu beaucoup de mal à faire avancer sa vieille Hillman Hunter dans les rues de Curepipe, paralysées par un interminable défilé du quadricolore.

On dit que le football est l’opium du people. Je l’ai compris ce jour-là. Ce que je n’ai pas compris, en revanche, c’est à quel moment il a cessé de l’être à Maurice.

J’aurais voulu pouvoir expliquer l’inexplicable, mais j’en suis incapable. Parfois, il est juste préférable de tourner la page. Surtout quand on en arrive à se faire sortir par Sao Tomé-et-Principe, qui était jusqu’au mois dernier l’enfant pauvre du football africain.

J’ai écrit “était” parce que maintenant on sait que c’est nous.