Jayesh Lootooa

Le Jah de Pieter Both

Entre Mowgli ou l’ermite des montagnes, ma plume reste indécise. Avec ses longs cheveux caressés par le vent et ce sourire rassurant qui dessine les contours de sa moustache, Jayesh Lootooa se laisserait suivre partout. Pour l’immédiat, c’est sur les pentes du Pieter Both qu’on l’accompagne. Ce jeune randonneur de 29 ans, natif de Crève-Cœur, est celui vers qui il faut se tourner pour vivre l’expérience intense des montagnes.

✍ Reena Devi KISSOON-LESTE

Sur les réseaux sociaux, on le surnomme “Jah is a Loot”. Mais Jayesh Lootooa refuse d’être considéré comme un influenceur, un mot qui le met mal à l’aise et qui, à ses yeux, a une connotation négative. “Je préfère plutôt me décrire comme un créateur de contenus pour les marques qui font appel à moi. J’inspire et je motive les jeunes. En aucun cas je n’aspire à les influencer.” Et les randonnées ? “Ce n’est pas un job non plus. Le jour que je considérerai ça comme un métier, je tuerai ma passion”, insiste celui vers qui de plus en plus de touristes se tournent, parfois des mois avant leur séjour à Maurice, et qui, en ville, est designer graphique à temps partiel.

Quand je lui demande comment est née sa passion, c’est une série de petites histoires qui défile. Après sa scolarité primaire à l’école du gouvernement Mohabeer Foogooa de Montagne-Longue, c’est au collège John Kennedy, à Beau-Bassin, qu’il atterrit. “Pour moi, ce n’était pas qu’un collège, mais une école de la vie”, partage le jeune homme, nostalgique. À cette époque, son petit village de Crève-Cœur, posé au pied du majestueux Pieter Both, ne lui apporte que des remarques blessantes et désobligeantes comme “to sorti dan gaon (village en bhojpuri), dan trou, to ena accent”, entre autres… Jamais il n’aurait cru que c’est ce même Pieter Both que certains rebaptiseraient un jour   “Jah so montagne”, qu’il faut traduire par “la montagne de Jah”.

Jayesh ne tient pas rancœur envers ceux qui l’ont intimidé et humilié plus jeune. Pour lui, c’était de l’ignorance, rien de plus. “Ma vie va changer à partir de l’université, où j’ai étudié la conception de produits durables. Ça m’a aidé à voir les choses différemment, à m’ouvrir à une nouvelle école de pensées.”

S’il a grandi au pied du Pieter Both, Jayesh devra pourtant attendre une sortie entre amis d’université pour y faire sa première randonnée. Un moment fort qu’il compare au film “Zindagi na milegi dobara” (“On ne vit qu’une fois”), où l’acteur refait surface les larmes aux yeux après sa première plongée dans l’océan, réalisant qu’il est devenu un autre homme. “Je n’étais pas encore redescendu que je ressentais déjà l’osmose entre moi et cette montagne qui avait été l’amie et la confidente de mon enfance. J’étais là, ému, à contempler non seulement la vue, mais la vie…”

Connexion mystique

Une connexion tellement forte que des mots seuls ne pourraient l’expliquer. “Un autre homme ? Non, bien plus que ça !” Gamin, Jayesh était introverti et se sentait souvent seul, bien que l’aîné d’une fratrie de quatre enfants. Et le Pieter Both était en quelque sorte celui vers qui le garçon se tournait pour partager ses émotions. “J’avais même parfois l’impression que la montagne me répondait.
C’est une connexion mystique que d’autres ne comprendront pas”, dit-il.

Au fil des ascensions, ses amis vont l’encourager à poster des photos sur Instagram. Au départ, comme pour tous les jeunes découvrant la plateforme, le but est de récolter des likes, se la jouer cool. Une forme de narcissisme qu’il assume ; un faux-semblant d’estime de soi. Tout va changer le jour où il reçoit un message d’un follower sur sa page. Le jeune fan est manifestement sous le charme des stories et des vidéos postées par Jayesh, mais dit regretter de ne pouvoir l’imiter. “J’ai voulu le motiver, j’ai sorti des citations fortes comme « When there is a will, there is a way », mais j’ai rapidement compris que ce n’était pas un problème de motivation”, se souvient le jeune homme.

Jayesh dégringole du haut de sa montagne quand son interlocuteur lui confie être en situation de handicap et ne peut donc que se contenter de ce qu’il lui donne à voir. “Ce message m’a bouleversé et m’a fait prendre conscience de l’impact que pouvait avoir mes partages sur les réseaux sociaux. A partir de là, je me suis détourné de la course aux likes pour m’orienter vers un objectif plus noble : faire voyager et vivre des moments intenses à ceux qui ne le peuvent pas. Mais aussi motiver les jeunes, les encourager à mener une vie saine, avoir un mental sain. Les réseaux sociaux m’offrent la possibilité d’inspirer positivement…”

Ses années à l’université l’inciteront aussi à changer de look, mais pas pour suivre les tendances. “J’ai toujours voulu avoir des cheveux longs, mais mes parents ne voulaient pas en entendre parler, à cause de la perception de la société. Je pleurais à chaque visite chez le coiffeur. C’était comme si on m’amputait”, témoigne Jah. Il aura le courage, en cachette, sous son bonnet, de laisser pousser ses cheveux qui, comme pour les apaches, deviendront une extension de lui-même. “C’est aujourd’hui une partie de moi, comme un bras ou un pied…” D’ailleurs, on le taquine souvent et certains osent même le comparer au dieu Shiva. Il sourit, prend une pause et ses mots deviennent sages. “Jamais je n’oserais me comparer à Shiva, mais j’aspire, comme lui,  à la paix intérieure et extérieure, à une vie en toute simplicité, connectée à l’univers. Je vis déjà au pied de la montagne, ce qui est un privilège de nos jours.”

Mon village, mon identité

Le rêve de Jah est de promouvoir son petit village de Crève-Cœur afin qu’il soit épinglé sur la carte de l’île. Un rêve qui se réalise petit à petit, notamment grâce à la randonnée. C’est en effet le fief d’Alpinerz Mauritius, une communauté d’une cinquantaine de randonneurs. Il voudrait aussi que son village soit reconnu comme une zone bleue, ces régions géographiques où on compte un grand nombre de centenaires et de supercentenaires. “De nos jours les gens fuient le brouhaha des villes pour se réfugier dans les bras paisibles des villages. Je voudrais que Crève-Cœur devienne un « happy village » où les gens viennent se ressourcer, escalader la montagne et méditer…”  Voilà qui lui rappelle un ami curepipien qui avait les larmes aux yeux la première fois qu’il a vécu le silence de la vie en plein champ de cannes. “Sur le coup, je n’ai pas compris”, se rappelle notre intervenant.

La méditation, le côté zen,Jayesh Lootooa l’apporte toujours dans son sac. Avant d’entamer la descente, il retire son singing-bowl pour mélanger le chant du vent à la vibration qui y émane. S’en suit une petite méditation ou, tout simplement, un moment de silence. “Il faut oser, il faut vivre à fond, prendre ce que la vie nous offre”, dit-il. Se connecter à l’univers, se fondre dans le cosmos. Au sommet du Pieter Both, c’est qu’il fait. Il fait corps avec la montagne…

Ma plume se décide enfin. Là, ce n’est pas le jeune Mowgli qui me parle, mais c’est l’ermite de la célèbre montagne mokassienne. Aujourd’hui, Jayesh est le Jah du Pieter Both. Son “Chanro”. Et pas la peine de lui demander ce que ça veut dire. Vous ferez face à un épais mystère. “Il faut l’escalader et laisser la montagne elle-même vous chuchoter la signification”, conclue-t-il dans un grand sourire.