Rishi Seeruttun

Allumer le feu !

Rishi Seeruttun est un artiste qui ne fait rien comme les autres. Alors que certains esquissent des portraits ou des vues de champs de canne au soleil couchant, lui utilise des jeans pour illustrer sa vision du monde et parler de ses blessures et de celles de l’humanité. Et ce qu’il en fait est en réalité une introspection, une brûlante mise en lumière. Wounds, sa dernière exposition organisée par Géraldine Hennequin-Joulia au Caudan Arts Center, était à ne pas manquer.

✍ Axelle GAILLARD | 📷 Daniel MARIE

“Fais le tour de la galerie, prends ton temps. On se reparle après.” Rishi Seeruttun, artiste au physique imposant, en jean bien évidemment, nous met à l’aise d’emblée. Autour de nous, des toiles, plein de toiles, de toutes les grandeurs, les unes plus impressionnantes que les autres. Chacune a un message à faire passer, une atmosphère à faire ressentir.

Ces tableaux offrent une perspective qui se base sur des expériences et des ressentis de l’artiste. Le titre de l’exposition est Wounds, blessures… Des toiles tantôt touchantes, tantôt déstabilisantes, qui ne peuvent, en tous cas, laisser le visiteur indifférent. On y ressent un vécu plein de souffrances, morales et physiques. Des vagues d’espoir glissées çà et là aussi. On y croise cinq petits bateaux qui se suivent. Une main jaune et un annulaire blanc. Des pommes croquées par envie ou par gourmandise. Une branche dorée posée en relief devant un tableau et qui représente les choix de l’homme ; ceux qu’il n’a pas fait, la nature qu’il détruit…

Et puis, cette question qui nous vient à l’esprit : qui sommes-nous pour utiliser ce qui ne nous appartient pas ? Des ébauches de réponses naissent selon l’information dont dispose a priori le visiteur. Nous ne comprenons pas tout, c’est normal, mais sommes interpelés, dérangés et bousculés par ces mises en lumière de jeans grandeur nature ! Il parait que plusieurs n’en sont pas sortis indemnes.

Au fur et à mesure que nous avançons dans la galerie The Basement, au Caudan Arts Center, nous découvrons des tranches de vies, des moments de partages et d’initiations philosophiques. Une des œuvres a pour titre “Le bateau Ivre”…  Comme celui du poème d’Arthur Rimbaud, qui dérive, enivré par la liberté que lui offrent enfin les flots. Et pourquoi pas “Vogue la galère” ? On se pose la question sans toutefois avoir la réponse, mais ce n’est pas vraiment important. Seul le ressenti compte. Au visiteur, sans doute, d’y trouver sa route et son interprétation, puisqu’au-delà de la beauté subjective de ce que nous avons la chance de voir, émergent des questions pour lesquelles il n’y a pas de réponses claires. C’est peut-être l’essence même de l’art de Rishi Seeruttun.

A l’entrée de la galerie, il nous attend. Cette fois nous recommençons la visite avec lui. Notre impatience de mieux comprendre ce qu’il a voulu transmettre est palpable. “Je travaille sur la condition humaine, environnementale et conflictuelle. Je n’ai pas de diplôme en beaux-arts, mais un diplôme en textile”, nous glisse-t-il. Il raconte qu’il est un jour rentré dans un atelier de beaux-arts, sans connaitre grand-chose, mais en laissant libre court à son instinct. C’était en 1992, au Mahatma Gandhi Institute de Moka. Depuis, le bonhomme multiplie les expositions, reçoit des premiers prix à des concours et, surtout, interpelle, toujours plus.

Pas à pas, nous faisons le tour. Nous nous arrêtons devant chaque tableau. Le premier s’appelle “Broken”. Ce qu’il reste après la guerre : le chaos, la destruction, le désordre… On y entrevoit une petite porte qui, malheureusement, regrette Rishi, n’est jamais empruntée par les dirigeants politiques pour des raisons sombres liées à l’économie, à l’égo et au pouvoir. “Dans une guerre, les premiers touchés sont les femmes et les enfants.” Voilà qui nous amène au tableau suivant, “Ils étaient un”… Celui-ci le touche personnellement, puisqu’il représente son socle familial. Cinq petits bateaux en toile de jean semblent naviguer en file indienne vers l’espoir. Il s’agit de l’artiste, de son épouse Patricia et de leurs trois enfants, Alison, Shane et Roan. Toujours soudés malgré la maladie et les aléas de la vie.

Dépeindre l’absurdité

La visite se poursuit. Ses explications, il les connait par cœur et nous les partage, au fur et à mesure. A chaque tableau sa propre histoire. Nous sommes à nouveau interpellés par cette main jaune au doigt blanc, symbolisant les attaches du mariage. “L’alliance est la plus petite des menottes, alors que j’aime ma liberté…” On s’arrête devant ces labyrinthes déstructurés, cette pomme en bronze, cet immense diptyque qui suggère un bombardement vu de haut. Gaza ? Jérusalem ? Dresde ?… Il dépeint l’absurdité de l’humanité, c’est certain, peu importe le lieu en fait.

Les jeans se transforment donc en bateau, en images, en silhouettes… Ils interagissent et se répondent. Ces différentes façons d’aborder le travail du textile ouvrent la voie à de nombreuses possibilités, entre héritage et modernité. On y trouve des représentations de poissons, de mains. On y perçoit des silences, des soupirs, des cris de douleur, des larmes, de l’espoir, la douceur et l’amour sans qu’on puisse les toucher… On comprend aussi les couleurs et leur importance. On pense au bleu, couleur froide et triste qui est souvent aimée, suggérant encore une fois une vie de façade.

Rishi Seeruttun parle aussi de prise de conscience. Celui d’être son propre ennemi, celui de vouloir reprendre sa vie en main et de s’occuper de sa santé. “Nous naviguons tous, mais chacun dans sa direction. Parfois on se perd, parfois on redresse sa barre pour reprendre sa route.”

Rishi utilise le jean comme matière première et comme fondation de son intention créative. Ces matières assemblées se détachant de son utilisation de base, sont mélangées, teintées, toujours brûlées avec de l’essences et d’autre produits. L’artiste justifie : “Le jean est la matière la plus dure en textile et c’est souvent une façade, comme l’homme, qui peut paraitre fort à l’extérieur mais qui est fragile à l’intérieur.”

Rishi Seeruttun brûlerait donc ses toiles pour effacer des cicatrices qui ne s’effacent pas ? Pour purifier son âme ? Pour devenir la douleur ? Ces mouvements répétitifs et l’utilisation du feu, pour l’artiste, expriment cette recherche insaisissable de l’ailleurs, mettant en lumière l’humilité et la fragilité de la vie. Devenir, ne serait-ce qu’un instant, ce qui nous entoure, à l’intérieur comme à l’extérieur. Échapper à la pesanteur.

Ce que nous avons ressenti en nous arrêtant devant chacune des toiles, c’est que Rishi a une forme de créativité et d’expression artistique qui transcendent les limites traditionnelles. Elles se manifestent de manière intense, elles interpellent et attirent. Cet ensemble permet de saisir ses techniques propres et de suivre l’évolution de ses travaux sur les thèmes majeurs qui jalonnent son œuvre : la famille, la liberté, l’espoir d’un monde meilleur, la stupidité des guerres, avec le petit peuple toujours et encore en otage et à la merci des grands qui gouvernent ce monde. Mais aussi la destruction de cette terre, terre que nous empruntons à nos enfants…

Rishi défait les murs où ses toiles sont accrochées. Sa passion anime l’espace où se promène le visiteur. On ressent son intérêt pour autrui, pour les cultures, pour les civilisations… Il semblerait que ses souffrances soient apaisées. Pour le moment sans doute. Avant une prochaine blessure de l’âme, un prochain questionnement. “Je suis soulagé. J’avais quelque chose à dire que les mots ne pouvaient retranscrire”, explique l’artiste. “L’important, pour moi, c’est que les gens regardent mes toiles, qu’ils puissent ressentir quelque chose.” C’est réussi. Pour ça,  il peut dormir tranquille.