Sultana Gallion
Une vie, un combat…
C’est l’histoire d’une femme peu ordinaire à qui la vie semblait enfin sourire. Une femme partie de rien qui, à force de travail acharné et de stratégies gagnantes, a fini par se retrouver à la tête d’un projet entrepreneurial d’envergure internationale. Et puis, un jour, le ciel lui est tombé sur la tête. Ses médecins lui ont diagnostiqué un cancer métastasé. Pour Sultana Gallion, le choc a été terrible, violent. Elle sait que le compte à rebours est enclenché. Mais elle veut pourtant continuer à avancer. Tant qu’elle peut.
✍ Jean-François LECKNING
📷 Jean-Michel BOU
Il est de ces rencontres qui laissent des traces, qui bouleversent nos certitudes.
Il y a un an, je ne connaissais pas Sultana Gallion. Un ami commun s’était arrangé pour que nos routes se croisent. “Tu verras, c’est un sacré personnage. Son histoire devrait t’intéresser”, m’avait-il dit. On était dans la perspective de raconter le parcours d’une femme partie de rien, à qui la vie avait joué bien des tours, et qui, à l’approche de la quarantaine, avait su se déjouer de tous les pièges pour se retrouver à la tête d’un petit empire entrepreneuriale à deux antennes : les Haras du Morne, à Maurice, et surtout Oléo International, une entreprise labelisée French Tech, implantée à Lyon, et qui a révolutionné le processus de purification d’eau avec une technologie brevetée à l’échelle mondiale.
Ce devait donc être une rencontre comme une autre, une de plus dans une carrière de trente ans. Sauf que la vie s’est chargée du reste au point que ce papier, je l’écris aujourd’hui non sans émotion.
J’ai rencontré Sultana il y a un an. Presque jour pour jour. Elle s’était présentée à notre rendez-vous pétillante, pleine de vie, d’un pas assuré, le sourire contagieux. Prête à conquérir le monde. Crinière blonde, tailleur vert, talons aiguilles… On a discuté deux heures et demi. De tout et de rien.
On a évidemment parlé d’Oléo International, sa jeune entreprise innovante, dont elle est l’unique propriétaire. Née de la fusion des prénoms de ses deux enfants, Océane, 24 ans, et Léo, 14 ans. De son purificateur d’eau dernier cri, fruit de huit ans de recherches avec le CRNS. Du procédé SilCarb, réalisé à partir des liaisons moléculaires entre le charbon et l’argent et qui permet de produire une eau riche en minéraux essentiels, dont le calcium et le magnésium, sans les inconvénients du calcaire. “Une technologie unique au monde”, son “or bleue de demain”, le “Nespresso de l’eau”. On a parlé de sa détermination d’aller en bourse. De son implémentation aux quatre coins du globe, du Brésil au Cameroun, de la Turquie au Vietnam, et peut-être demain en Serbie, au Sénégal, à Bahreïn…
On a parlé de sa passion incommensurable pour le cheval, “un animal unique, hors-norme, presque un art de vivre à lui seul” et avec lequel elle dit “entretenir une relation pleine d’émotions.” De son Haras du Morne, qui offre une seconde vie à d’anciens coursiers épuisés, blessés et promis à l’abattoir. Un sanctuaire, un havre de paix dessiné au pied de la montagne et qui emploie une quinzaine de Mauriciens. On a évoqué ses années de cavalière accréditée par la Fédération française d’équitation, aux côté des plus grands de la discipline, dont Michel Robert et Thierry Pomel.
On a parlé de ses origines somaliennes, que revendiquent ses traits raffinés. De son enfance difficile à Vacoas. De ses relations compliquées avec l’islam, elle qui est issue d’une famille musulmane “conservatrice pour ne pas dire fondamentalise.” De son adolescence rebelle qui l’a vue déserter le toit familial à 14 ans “parce que j’avais eu mes règles et que ma mère voulait à tout prix me marier.” De l’escalade de violence qui s’en est suivie, parce que son frère aîné avait estimé que son comportement méritait punition. “J’ai été tabassée et je me suis retrouvée une semaine à l’hôpital, dans le coma.” Suffisant pour que l’affaire fasse la une de 5-Plus Dimanche, tiré à 60.000 exemplaires à l’époque. Une affaire qui avait ému et scandalisé l’opinion publique. Bien des années plus tard, Sultana se dit en paix avec cette histoire. “C’est derrière moi. Le temps est passé, j’ai tourné la page, je me suis reconstruite. Et ma famille a fini par se faire à l’idée que je suis différente, que j’ai mon propre chemin de vie… J’ai pardonné à mon frère, mais je n’ai rien oublié…”
On a parlé de sa mère adoptive aujourd’hui décédée, une avocate venue l’arracher de son enfer et dont elle taira le nom. “Parce qu’elle a toujours voulu garder l’anonymat. Elle m’a protégée, elle m’a propulsée. Sans elle, tout aurait été différent.”
On a parlé aussi de feu son mari Hervé, un Français installé à Maurice et qui l’a sortie de son quotidien de serveuse dans une pizzeria de la capitale. C’était en 1995. Elle avait 18 ans, lui 53. “Il m’aimait à la folie, mais il avait l’âge d’être mon père. Je l’ai suivi parce que j’étais perdue, seule, à la recherche d’une figure paternelle justement”, raconte Sultana, qui reconnait que c’est lui qui a développé le procédé de purification d’eau. “Mais il n’est pas allé au bout. C’était un visionnaire, mais un mauvais gestionnaire. On avait deux façons de voir les choses… Un matin de 2016, il est venu me trouver pour me remettre les clés de l’entreprise. Il voulait jeter l’éponge. Il était fatigué, malade. Il m’a caché qu’il avait une leucémie. Il est mort une semaine plus tard …”
On a alors parlé de la suite. De sa reprise en main de l’entreprise. De sa détermination à ne rien laisser au hasard. De son besoin de tout maîtriser, de tout contrôler, de tout comprendre. Elle qui avait, jusque-là, tracé sa route dans l’immobilier se retrouvait soudainement projetée dans un univers très technique qu’elle ne maîtrisait pas. Au début, c’est son sens très développé du relationnel et du marketing qui lui avait permis de finaliser ses premières ventes. Mais Sultana avait très vite ressenti le besoin de renforcer ses acquis par une vraie compétence technique. S’ensuivirent plusieurs formations en plomberie, en ingénierie et surtout des thèses en physique, chimie, biologie…“Quand je décide de mettre ma tête dans quelque chose, j’y vais à fond, je ne fais pas semblant. C’est le lot des passionnés.”
Pour clôturer la deuxième heure d’entretien, on a parlé de ses traits de caractère, de ce qui fait sa force, de ce qui explique sa soif inépuisable de réussite… Une avenue que la businesswoman s’était empressée d’emprunter, fière du coup de projecteur sur son incroyable parcours. Elle eut alors cette formule, que je m’en voudrais de ne pas retranscrire à la virgule près : “Les affaires, c’est comme un jeu d’échecs. Sur la table, j’ai une multitude d’options. Mais j’ai aussi mes garde-fous. Je connais les risques, mais je ne connais pas la peur !” Sultana revendiquait alors son côté ambitieuse, sa boulimie du travail, elle qui dit avoir développé très tôt le sens des affaires et du leadership. “J’ai toujours contrôlé, toujours fait des choix, toujours avancé… Je suis du genre à foncer, même avec une jambe cassée”, poursuit cette mère de deux enfants qu’elle regrette de n’avoir pas vraiment vu grandir et que ses amis surnomment la célibattante.
Ce jour d’octobre 2022, on s’était donc laissés, Sultana et moi, au bout de deux heures d’une conversation à bâtons rompus d’une rare intensité. J’avais non seulement le sentiment d’avoir fait une très belle rencontre mais j’étais surtout convaincu d’avoir obtenu ce qu’il fallait pour la rédaction d’un beau portrait. Et ce papier, nous l’avions convenu, devait initialement paraître dans notre édition de mars 2023.
Sauf que tout a basculé ensuite. Du jour au lendemain. De façon inattendue.
C’est notre ami commun qui allait m’apprendre la nouvelle au téléphone. “Sultana a un cancer généralisé.” Je tombais de haut. Comment cette femme débordante d’énergie, si pétillante, si vivante, presque indéboulonnable de son pied d’estale, en était arrivée, quelques mois plus tard, à vaciller ?
Le papier, il va sans dire, tombait à l’eau. Il était déjà écrit mais n’avait plus de sens. Bon pour la poubelle comme on dit. Pas question, en effet, de le publier tel quel. Le réorienter, oui, pourquoi pas, mais encore fallait-il avoir l’accord de Sultana, organiser d’autres rencontres, d’autres échanges, histoire de mesurer pleinement son état d’esprit. Encore fallait-il, surtout, qu’elle en ait envie. Une vie venait de basculer, le crabe faisait son chemin, et il fallait se battre pour survivre. Tout le reste n’avait plus d’importance. Forcément.
Sauf que c’était mal connaître Sultana Gallion. Dans la foulée, nous avons échangé plusieurs fois. Au téléphone, par mail, via WhatsApp. Et j’ai découvert une femme d’une force inépuisable. Acculée mais pas abattue. Epuisée mais debout. Déterminée à ne rien lâcher jusqu’au bout. Parce que tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir ? Même pas. “Parce que je suis le moteur de tout le monde. De mes enfants, de mes employés. Et que je dois m’assurer que tout soit en ordre. Le temps est compté”, me répondit-elle, la voix ferme.
Quelques jours plus tôt, malgré sa santé précaire, la présidente-fondatrice d’Oléo International était venue se ressourcer à Maurice auprès de ses chevaux, qui lui apportent beaucoup de réconfort. “Les bienfaits de l’équithérapie sont incontestables. Le cheval me regénère mentalement, physiquement… Il me permet d’oublier l’épreuve que je traverse. Depuis que j’ai appris que je souffre d’un cancer généralisé, je fais face à l’angoisse de l’incertain, mais aussi à des souffrances physiques parfois extrêmes et aux difficultés liées aux effets secondaires des médicaments. Chaque moment passé avec le cheval, en promenade ou dans l’eau, est précieux et me revitalise.” Sultana avait profité de ce passage à Maurice pour organiser une belle journée portes ouvertes dans ses Haras du Morne. “Un moment fort, émouvant. Nous avons accueilli près de 5,000 personnes.”
Nous convenons d’un nouveau rendez-vous. Sauf que Sultana est repartie pour Lyon entretemps. Ça se fera donc par WhatsApp. Mon gêne est évident. Chaque mot est pesé. Non pas que le cancer soit tabou, rien n’est tabou pour elle, mais parce que, dans de telles circonstances, on ne sait jamais vraiment quoi dire. Aussi, c’est elle qui tient à me rassurer : “Je ne suis pas du tout gênée d’en parler…” Alors elle raconte. Elle dit que le choc a été terrible, violent. Que c’est une métastase. Que ses jours sont comptés, le compte à rebours enclenché. “Je sais que je ne vais pas m’en sortir. Je n’ai toujours pas digéré, je suis dans le déni…”, témoigne-t-elle, la voix ferme pour cacher l’émotion. Elle poursuit : “Avec le recul, je me dis que la vie est vraiment injuste. Pourquoi moi ? Pourquoi une épreuve si douloureuse à un moment où la vie semblait enfin me sourire ?”
Mais Sultana ne veut pas qu’on s’apitoie sur son sort. Elle veut continuer à avancer. Tant qu’elle peut. Elle a refusé le traitement de chimiothérapie que ses médecins avaient proposé. “Parce que ça va m’achever, ça va accélérer le processus… C’est un choix personnel que j’assume mais qui est très dur pour mes enfants…”
Avec un courage extraordinaire, Sultana continue malgré tout à s’occuper d’Oléo. “Si ce n’est pas moi, qui le fera ?”, justifie-t-elle. Elle parle d’un accord commercial qu’elle est sur le point de finaliser. Mentionne sa collaboration étroite avec le célèbre biochimiste Rémi Guyomarch, “qui a donné sept étoiles à mon eau !” Evoque sa filiale Recherches & Développement, qui a récemment pris beaucoup de son temps. Se félicite des différents goodies labelisés qui sont venus se greffer à sa marque…“Ce qui me porte, ce sont les projets. J’essaie de faire abstraction de la maladie. Je bosse dur, comme si de rien n’était…” Parce qu’elle est comme ça Sultana. Inépuisable. Inarrêtable. Unique. Je vous l’avais dit, certaines rencontres laissent des traces…