SAFFIYAH CHADY EDOO
Libre penseuse !

Saffiyah Chady Edoo, 36 ans, mère de trois enfants, travaille dans les relations publiques. Ceux qui la connaissent peu s’arrêtent souvent à son image de femme modèle, dont la vie, structurée, est guidée par sa foi et ses valeurs familiales. Cependant, lorsqu’elle s’arme de sa plume pour s’exprimer, dans les journaux ou sur Facebook, sur les multiples sujets de société qui lui tiennent à cœur, Saffiyah en déroute plus d’un ! Car derrière ces yeux emplis d’émotions, ce voile et cette vie personnelle et professionnelle bien remplie, s’affirme une femme de caractère, libre et téméraire, qui n’a pas sa langue dans sa poche.

(Texte : Yianna AMODINE – Photo : Umar TIMOL)

Vous écrivez souvent dans les journaux. Après les incidents survenus à la marche des fiertés, en juin, vous avez publié une conversation entre non-musulmans et musulmans, qui a été largement relayé sur les réseaux sociaux. Vous avez également, plus récemment, adressé une lettre ouverte aux leaders de demain. Pour vous, on l’a compris, la liberté d’expression est un mode de vie. D’où vous vient cette intrépidité ?

Elle ne date pas d’hier ! Mon éducation familiale y est pour beaucoup. Mon père est enseignant et ma mère a été fonctionnaire. Ils nous ont toujours encouragés à être libres, sans jamais nous obliger à suivre leur voie. J’ai aussi grandi avec une grand-mère qui était une féministe d’avant-garde. Pas une “burning-bra feminist”, bien sûr, mais elle nous encourageait à nous faire belles et à nous affirmer en même temps qu’elle nous décourageait à passer la journée dans la cuisine. Cet encadrement m’a beaucoup apportée, parce que j’avais la liberté de penser et d’agir. Plus tard, j’ai aussi eu le support de mon mari. Même s’ils n’étaient pas toujours d’accord  avec moi, ils m’ont accompagnée dans mon besoin d’exprimer haut et fort qui je suis et ce en quoi je crois.

Par rapport à certains sujets que je souhaitais aborder, mes parents m’ont parfois mise en garde, mais à aucun moment ils ne m’ont forcé la main. J’essaie d’être prudente mais, par moments, c’est plus fort que moi, je me dis qu’il faut réagir. Il ne faut pas laisser une poignée de gens accaparer la pensée des autres.

Quand et comment l’écriture est-elle venue se greffer à ce besoin d’expression ?

Je dirais que mon parcours est typique et atypique à la fois. Après le collège, j’ai entamé une licence en anglais à l’Université de Maurice, puis j’ai rencontré mon mari, qui vivait en Irlande à l’époque. Nous nous sommes mariés et je l’y ai rejoint. Là-bas, j’ai fait des études en psychologie, j’ai eu mes trois enfants et je suis devenue mère au foyer faute d’un visa pour travailler. En 2011, le meurtre de Michaela Harte a fait polémique. Ça a été une période très particulière. J’entendais tout ce qui se disait sur mon pays et, après avoir écouté une émission à la radio où les Irlandais racontaient leurs expériences à Maurice, j’ai eu envie d’écrire quelque chose dessus pour la presse mauricienne. J’avais déjà écrit des articles çà et là et j’ai saisi cette occasion pour envoyer mon papier à plusieurs journaux. C’est suite à ça que Le Mauricien m’a contactée pour que je contribue davantage.

L’écriture m’a aidée à me découvrir. J’ai réalisé que j’avais la capacité à poser mes idées sur papier et à les voir prendre forme. Les réactions et les critiques m’ont aidée à me parfaire et m’ont encouragée à obtenir un diplôme en journalisme. Je me suis découverte grâce à l’écriture, mais elle m’a aussi fait découvrir la portée des mots et des idées, de même que les rencontres et les discussions qui en découlent. Je me suis rendue compte que je n’étais pas seule.

En 2015, j’ai eu la chance d’être sélectionnée pour le “International Visitor Leadership Program” aux États-Unis, sous le thème “Youth Engagement and Civic Participation”. Avec des participants de plusieurs pays, nous avons eu l’occasion de voir comment les jeunes américains sont encouragés à apporter du changement dans leur pays. Nous avons aussi échangé sur notre vision pour nos pays respectifs et j’ai réalisé à quel point notre désir d’éradiquer la corruption et le népotisme pour engendrer la méritocratie, l’égalité et l’implication des jeunes était universel.

Comment s’est passé votre retour à Maurice en 2013, après dix ans en Irlande ?

Quand on est à l’étranger, on a un “bird’s eye view” de Maurice. On connaît le contexte, mais pas la situation. Une fois rentré, on est confronté aux réalités. On voit les choses différemment, avec plus de maturité et de recul. Je suis heureuse d’être revenue, mais l’adaptation n’a pas été si facile !

En Irlande, j’avais vécu une véritable quête identitaire à travers l’écriture et le port du voile. Je me suis demandée comment les gens allaient me percevoir, mais cela m’a aidée à m’affirmer en tant que femme, étrangère et musulmane. J’étais loin de mon cocon, je n’avais plus d’influence familiale ou sociétale. J’apprenais une nouvelle culture, c’était toute une aventure. Et je me suis rendue compte que les expériences que nous vivons sont universelles, même si nous ne les vivons pas de la même manière.

Et les tabous de la société mauricienne dans tout ça ?

 Mon sujet de prédilection est la politique, bien que je ne veuille pas m’engager de manière active. Je prends position par conviction, ce qui est déjà un engagement en soi. Je m’intéresse aussi au féminisme et aux notions d’identité. Pour ce qui est des tabous, on m’a dit une fois : “Je t’admire parce que tu écris des choses sans avoir peur.” Quand on est convaincu que ce l’on dit peut aboutir à quelque chose de positif, il n’y a pas de tabou.

Je trouve qu’il y a une véritable hypocrisie sociétale à Maurice. On parle d’unité à l’occasion des 50 ans de l’indépendance mais, dès qu’il y a un problème, on s’en prend à une partie de la population. Pour moi, un préjudice est un préjudice, que ce soit contre une religion ou contre une identité sexuelle. Et puis, il y a ce communautarisme que nourrit la politique. Si on veut parler d’identité nationale, il faudrait d’abord changer la manière de faire la politique à Maurice. Le communautarisme est un des sujets les plus sensibles. Je n’ai aucun problème à ce qu’on critique mes idées, je suis ouverte aux discussions, mais, le plus souvent, c’est ma personne qu’on critique ! On me dit : “Tu es une femme voilée, tu dois te comporter comme ci, comme ça…” On m’accuse de souffrir de dissonance cognitive parce que je me voile et que je parle de liberté ! Il y a tellement d’idées reçues héritées des générations passées que nous perpétuons sans vraiment nous poser de questions. La crise identitaire est totale !

 Que faire, selon vous ?

 Je rêve que tous les Mauriciens puissent s’asseoir ensemble et discuter de tout sans ramener la conversation à la religion, aux communautés. Avoir une vraie conversation d’idées qui, au lieu de nous différencier, nous fédère. D’ailleurs je me demande quel est le sujet qui unit la société mauricienne aujourd’hui ? C’est la grande question que je me pose…

Finalement, vous dites avoir l’impression d’avoir fait le tour des sujets à aborder, et que vous voulez maintenant mener des actions concrètes. Lesquelles ?

 C’est assez difficile d’agir. Il y a des choses que je veux faire, je les intègre où je peux et quand je peux mais, après, je me dis que ça ne marche pas vraiment, faute de rallier les gens. Alors, je me concentre sur la sensibilisation, j’essaie d’éduquer mon entourage, à commencer par mes propres enfants. J’essaie d’élargir leurs horizons, leur manière de voir les choses… Je discute beaucoup avec eux. Je trouve qu’on ne donne pas assez d’importance à la maturité des enfants. Ils se posent des questions sur tout ce qui se passe autour d’eux et je ne pense pas qu’il faille édulcorer la réalité. J’accorde beaucoup d’importance à mon approche parentale.