LAINA RAWAT
“Cette nuit-là…”

Texte : Jean-François LECKNING – Photos : Sachin SAGAR

Du jour au lendemain, sa vie a basculé. Depuis cette terrible soirée du 2 avril 2015 qui l’a probablement marquée à vie, Laina Rawat a eu l’occasion, jour après jour, de mesurer à quel point tout est éphémère ici-bas : la réussite, la richesse, les relations humaines et puis, aussi, les amitiés… De celles qui naissent sur la base de quelques intérêts et qui disparaissent aussitôt que s’amoncellent les gros nuages.

Héritière désignée, avec ses deux sœurs, d’un empire BAI aujourd’hui démantelé, la fille de Dawood Rawat s’est longtemps murée dans un silence protecteur. Elle a tout encaissé en essayant de garder la tête haute : les humiliations, le regard des autres, le matraquage de la presse, et même la prison.

Plusieurs mois après, Laina Rawat sort enfin de son silence. Et elle a choisi PEOPLE MAGAZINE pour dire sa part de vérité. Une part de vérité assénée tantôt avec pudeur, tantôt avec la violence des mots d’une âme torturée, d’un être blessé. Une part de vérité qui, par ailleurs, ne tient pas compte des détails techniques inhérents à l’affaire BAI, mais qui met surtout en lumière la dimension humaine et émotionnelle des six mois d’épreuves qu’elle et sa famille ont traversées.

Son témoignage est à prendre comme il est. A la ligne. Au mot pour mot. Sans préjugés et sans arrière-pensées. Il ne s’adresse pas à ceux qui ont déjà condamné, mais à ceux qui veulent encore comprendre.

“J’ai grandi aux Etats-Unis. Enfant, je racontais fièrement aux gens que j’avais vu le jour sur une île pittoresque de l’océan Indien. Je passais ensuite le reste de mon temps à leur expliquer où ça se situait sur la carte du monde. Vous ne me croirez peut-être pas mais beaucoup d’Américains n’ont aucune idée que l’île Maurice existe. Une visite ici avait nourri ma nostalgie du pays and j’avais fini par y poser mes valises à l’âge de 23 ans, désireuse de découvrir mes racines. Bien que l’adaptation n’ait pas été facile, je me suis accrochée, au point même d’en arriver à oublier qui j’étais réellement à force d’essayer de me faire une place sur cette île que je pensais la mienne. Mais le 2 avril 2015, le conte de fées a viré au cauchemar.

Plusieurs chansons résonnent en boucle dans ma tête. Une en particulier, celle de The Doors, “People are strange”. Ces cinq derniers mois ont mis en avant des aspects de la société qui, je pensais, relevaient d’histoires ou de fables bien élaborées. En fait, le livre “Les 48 lois du pouvoir”, écrit par Robert Greene, est celui qui correspond le mieux à la situation. Il parle des procédés machiavéliques utilisés par l’homme pour cacher ses intentions, manipuler les gens et anéantir la concurrence. A mon grand désespoir, je réalise aujourd’hui que ça fait partie de la nature humaine.

Je me suis réveillée un matin, et après 48 heures sans sommeil, j’avais l’impression de renaître avec ce sentiment horrible d’être plongée dans une autre dimension, d’être repartie en arrière. Sans doute que ma perception très américaine de voir les choses et d’envisager la démocratie était surréaliste, d’où mon incapacité à m’adapter à cette culture.

Le 2 avril, j’étais en route pour la maison après avoir finalisé avec des amis quelques détails de dernière minute en vue de mon mariage, deux jours plus tard. On avait prévu une petite réception intime, mais il n’en fut rien en raison des événements survenus. Ce jour-là, j’ai reçu un appel qui allait changer ma vie pour toujours. J’avais du mal à croire à ce que je venais d’entendre. Aussi, j’ai appelé celui qui, jusque-là, était considéré comme le garant de nos affaires privées. Mais cette personne a réagi avec un calme étrange qui, aujourd’hui encore, fait écho. “Ma fille, on en reparle demain…”

On pourrait supposer que quelqu’un de normal aurait montré de l’intérêt, aurait fait de son mieux pour venir à ma rencontre, mais pas lui. Je réalise maintenant que cette personne comprenait parfaitement qu’il était impossible de nager à contre-courant. La licence de la banque allait être révoquée. J’aimerais rappeler qu’il était aux alentours de 17 h. Une heure plus tard, nous apprenions que nous n’étions pas autorisés à quitter le pays et que, si n’importe lequel d’entre nous, de quelque façon que ce soit, essayait de le faire, nous serions arrêtés sur le champ. Dans des moments pareils, peu importe l’âge qu’on a, les premières personnes vers qui on voudrait chercher du réconfort, ce sont ses parents. Non seulement les miens étaient loin, mais mon père était en mauvaise santé et je redoutais de recevoir à tout moment l’appel m’annonçant la fin. Par la grâce de Dieu, mes parents sont toujours parmi nous, même si ça fait des mois que je ne les ai pas revus et que je ne sais toujours pas si un jour je pourrai les revoir.

“Agonie pure”

La tempête venait de s’abattre sur moi, mon esprit errait dans tous les sens et rien ne pouvait me calmer. Qu’est-ce que tout ça voulait dire ? Des proches tournaient autour, on envoya nos enfants chez des amis parce qu’on souhaitait les protéger des émotions brutes qui nous avaient envahis et de la panique qui s’était installée. Les prochaines heures allaient être de l’agonie pure. Nous savions qu’il avait été demandé à mon père de renoncer à son groupe et de le brader pour une roupie symbolique, sinon… Aux alentours de 22 h, on apprenait que des véhicules de police étaient devant le quartier général de la BAI, à Curepipe, devant les différentes filiales du groupe, mais aussi devant nos maisons. Pourquoi envoyer la police perquisitionner des bureaux vides seulement pour un problème de liquidité, me suis-je demandé ?

Je suis une mère de deux enfants, qui fait 1 m 55 pour 42 kilos. Etait-il vraiment nécessaire d’utiliser toute cette force ? Pensaient-ils que j’allais jaillir de nulle part tel Al Pacino dans Scarface, prête à faire feu de toutes parts après avoir entonné la réplique “Dis bonjour à mon ami”… ? Plutôt que de me substituer à Al Pacino, je me suis mis à lire et à apprendre. Pour commencer, il fallait bien que je comprenne ce qu’ils entendaient par Ponzi et tous ces termes comptables auxquels je n’étais pas familière.

Les quelques jours devinrent des semaines de torture. On se réveillait chaque matin, seulement pour constater cette quête malsaine des médias de se nourrir de notre sang. Nous avons essayé tant bien que mal de protéger nos enfants, mais il arrivait que mon fils tombe sur le journal et me demande : “Maman, pourquoi sont-ils en train de s’en prendre à ma famille ?”

Mon fils a toujours été particulièrement proche de ses grands-parents et je me demande à quel point tout ça l’affectera un jour – parce que nous devons accepter que des événements survenus durant l’enfance conditionnent parfois ce que nous sommes une fois adulte. Avant d’aller dormir, il place leur photo près de lui. En tant que maman, mon cœur saigne et je dois me battre pour ne pas succomber à la rage que j’éprouve envers ceux qui nous ont mis en cage comme des animaux.

Cela fait six mois maintenant et, depuis, nous n’avons toujours pas accès à nos comptes. Je n’arrive pas à comprendre pourquoi nous sommes la cible d’autant de critiques, notamment par rapport à nos salaires, dont les chiffres ont été grossièrement exagérés par la presse. Et je ne parle même pas des frais qui seront payés aux entreprises qui ont eu pour mission de nous couler – un montant astronomique pour seulement quelques mois de travail ? Et, nous, pour moins que ça, on veut nous pendre sur la place publique !

Mais comme le font tous les parents, on gère, on essaie du mieux qu’on peut d’expliquer la situation à ses enfants. Qu’en est-il réellement du rôle des médias ? Pour moi, la réalité est que les faits sont souvent mal rapportés. Sans doute parce que nous vivons dans un petit pays où tout ce qu’on dit peut avoir de graves conséquences.  La peur de l’effet boomerang est là, ce qui ne permet pas à la vérité de triompher.

On espérait de ma famille qu’elle baisse la tête et accepte la version des autres comme étant la sienne. Si vous connaissez ma famille, vous saurez qu’il n’est pas dans nos habitudes de nous incliner devant les autres ; ça n’arrivera pas ! Vous avez pris notre argent, vous nous avez accusés, vous nous avez humiliés, mais vous ne toucherez pas à notre âme. Aussi, j’ai dit à mon fils de lire le journal s’il le souhaitait vraiment, même si c’était contre mon gré, mais de se rappeler de ça un jour pour s’endurcir et comprendre que le pouvoir, l’élitisme et la gourmandise peuvent dénaturer l’homme et lui enlever toute compassion.

Les dangers de Facebook

Un journal a même publié une histoire puisée de mes souvenirs d’enfance qu’il a déformés pour essayer de me décrire comme une fille arrogante. L’histoire est comme suit : quand j’avais cinq ans, mon papa avait été promu président de l’entreprise pour laquelle il travaillait, la British American Insurance (une entreprise familiale appartenant à un Américain qui, ironiquement, avait lui aussi trois filles). Je ne connaissais pour ma part qu’un président et c’était celui de mon pays, le premier président Bush. Surprise, j’ai demandé à mon père : “Es-tu le président des Etats-Unis ?” Malheureusement, un enfant de cinq ans n’a aucune notion des différents postes hiérarchiques relevant du monde des affaires. C’est ma réponse à ce journal.

Mon père nous a toujours mis en garde des dangers de Facebook et nous avions l’habitude de rire de lui et le traiter de vieux jeu. Mon gars, j’aurais mieux fait de l’avoir écouté ! Aujourd’hui, nous savons que ce réseau social a été l’outil utilisé par les médias pour alimenter cette campagne de haine à notre égard. Des commentaires nous ont dénigrées en tant que femmes, en tant que mères. Certains se sont même permis d’écrire qu’il aurait fallu arracher nos vêtements, vendre nos corps… Malgré tout, je ne blâme pas le public. Quand des gens ont du mal à joindre les deux bouts et qu’on étale devant eux de telles richesses, ça fait forcément mal parce que, dans la vie, tout le monde mérite les mêmes chances de réussir. Seulement voilà, il faudrait donner à chaque citoyen les moyens d’y arriver. Dans toute cette histoire, on oublie qu’ils sont nombreux ceux qui ont pu réussir de grandes choses pour leurs familles, tout ça parce que Dawood Rawat a cru qu’il pouvait reproduire ici le “rêve américain” : travaille dur, applique-toi et surtout sois honnête ; ce sont les recettes du succès.

Un commentaire qui m’a marquée, c’est cette personne qui a insinué que j’avais fait preuve d’une autorité épouvantable sur le chantier de l’hôpital Apollo Bramwell, tout ça parce que nous portions des casques de protection qu’on s’était amusées à repeindre en rose, avec nos titres inscrits dessus… Pendant six mois, une équipe du groupe British American a travaillé contre la montre pour réaliser ce rêve ; le rêve de Dawood Rawat de placer Maurice sur la mappemonde du soin médical. Pour cela, nous avions tous retroussé nos manches et pris nos perceuses ; du sang, de la sueur et des larmes constituent les fondations de ce projet. Les commentaires et les jugements des autres ne pourront nous enlever ça ; et par ‘nous’ je veux dire les anciens salariés du groupe qui pourront un jour dire à leurs petits-enfants qu’ils étaient partie-prenante de ce projet magique.

La presse ne s’est pas arrêtée ici ; ils ont continué à publier des articles incitant le public à s’engager dans leur projet de vengeance et de haine. Une haine qui a fait mal à nos fidèles employés, aux clients et à ma famille. Tout au long, je suis restée inébranlable, parce que je sais que nous n’avons jamais volé personne, et que mon père a toujours placé sa compagnie, ses employés et ses clients au premier rang. Je garde la tête haute, ma conscience est claire et, plus important, parce que je suis avant tout une mère, je veille à l’intérêt de mes enfants ; je ne veux pas qu’ils soient marqués à vie.

Mes parents sont des gens merveilleux qui ont toujours su donner le bon exemple et qui n’ont, par ailleurs, jamais refusé de tendre la main à ceux qui en avaient besoin. Ce que plusieurs personnes pourraient ne pas savoir, c’est que pendant une bonne partie de mon enfance, mon père était loin de nous, occupé qu’il était à monter son groupe. Avec ma mère, une enseignante de carrière, ils sont parvenus à réaliser leur rêve ; un rêve jadis brisé pour leurs deux familles respectives. Mon grand-père paternel fut en effet contraint d’abandonner son business ; là où s’élevait jadis l’emblématique Luna Park se dresse aujourd’hui un parking privé. Ironiquement, mon père avait choisi l’emplacement du quartier général de la BAI, à Port-Louis, parce qu’il donnait sur le joli Luna Park – un chagrin qui l’avait motivé à aller au bout de ses rêves et montrer à ceux qui n’ont pas eu la chance de naître avec une cuillère en argent dans la bouche qu’ils avaient eux aussi le droit d’y croire. Ma mère, suite au tragique décès de son frère à 16 ans, a elle aussi vu son père abandonner son commerce à Rose-Hill et rejoindre les rangs de ceux qui doivent se battre pour joindre les deux bouts.

Mon père faisait du porte-à-porte pour vendre des assurances pendant que ma mère, une institutrice, prenait le bus pour aller travailler. Ils n’avaient même pas une télévision quand ma grande sœur a vu le jour. Pas de Trust Fund, pas d’héritage… Rien ne leur avait été donné. Mais ils ont travaillé dur pour réussir ce qu’ils ont accompli. Pour être honnête, je ne crois pas que j’aurais eu la moitié de leur courage. Ils me racontaient souvent à quel point leur vie n’était pas facile, mais je ne comprenais pas vraiment. Je suppose que c’est le propre des enfants d’aujourd’hui.

Ni bonnes, ni chauffeurs…

Jets privés, diamants, châteaux… C’est à ça que la presse et la télévision ont réduit notre existence. J’ai regardé ce programme de la MBC, c’était à peine croyable. En réalité, je me suis sentie embarrassée pour ceux qui ont eu à le monter. Pourront-ils le montrer un jour à leurs petits-enfants et se dire : “Wow, tu as vu ce que j’ai fait ? J’ai fièrement humilié des gens ! Ce fut ma contribution…” Je dis souvent à mes enfants qu’on peut être fier d’un diplôme universitaire, ou encore fier d’avoir accompli un acte généreux – mais détruire la vie famille des autres ? Ce que les gens ne réalisent pas, c’est que, pendant vingt ans aux Etats-Unis, nous n’avions ni bonnes ni chauffeurs à notre disposition, ce qui, à Maurice, est une norme pour la classe supérieure. Ma meilleure amie de vingt ans vous dira que la maison d’Ayesha est un chiffon !

Imaginez ce que je peux ressentir à chaque fois que je me montre en public ; les regards et les murmures que nous devons subir chaque jour… Des gens qui avaient l’habitude de me dire bonjour m’ignorent quand ils me croisent, prétendant ne pas me connaître. Ces dames qui organisent des goûters et fréquentent les salons baissent maintenant la tête parce qu’il n’est socialement plus acceptable de fréquenter une Rawat. J’ai parfois l’envie d’aller vers elles pour leur livrer le fond de ma pensée, mais je me retiens.

Dieu merci, je ne suis pas attachée au prestige, à l’argent, à la reconnaissance sociale. Ce n’est pas une grande perte pour moi parce que, comme je l’ai dit plus haut, je n’ai jamais vraiment été acceptée par la société ici. Figurer sur les bonnes listes des gens ou être invitée aux anniversaires de leurs enfants, ça n’a jamais été ma priorité. J’ai plutôt fait le choix de me consacrer à promouvoir la marque Arcasa, mais aussi à mes enfants et à mes amis proches. J’ai pu compter, pendant une dizaine d’années, sur une poignée d’amies fidèles, et je leur serai éternellement reconnaissante pour l’amour qu’elles nous ont témoigné et leur support.

Le plus dur, pour moi, a été de m’autoriser à ressentir la peine de réaliser que nous aurions dû, mon père et nous, ses filles, être restés loin de Maurice. Nous n’aurions jamais dû revenir ici ; nous avons tout perdu parce que nous avons aimé une île qui ne nous a pas aimés en retour et qui, pire encore, a profité de notre incapacité à voir ou à accepter que, pendant qu’on vient d’un pays porté sur le changement, Maurice ne changera jamais. La seule chose à laquelle je crois désormais, c’est dans les paroles de la chanson de Boy George, “Karma Chameleon…”